Trois heures de dialyse pour trois heures de vélo

Certains évènements sont mémorisés superficiellement ; néanmoins ils marquent l’âme et un jour, ils s’imposent pleinement. J’ai découvert alors comment la façon dont mon père avait annoncé qu’il serait dialysé, m’avait structurée en profondeur pour affronter les épreuves de la vie. Plus précisément j’en ai pleinement pris conscience en faisant tourner un kaléidoscope devant mon oeil. Ainsi ce court récit où plusieurs niveaux de pensée s’entremêlent, est le kaléidoscope qui m’a permis de retrouver la richesse complexe de cet évènement fondateur.

Monsieur dans 2 ans vous serez dialysé. Quel con ce toubib ! Je m’occupe de mon jardin. Je fais du vélo mais quel abruti. Je suis le chef des cow boys pour mes petits-enfants j’ai été un grand colon. Oui monsieur, je refuse de vous appeler docteur. On ne dit pas les choses comme vous les dites. Je ne serai pas dialysé, vous entendez, jamais. La vie que j’ai menée au bled me met à l’abri. Mon Dieu, ne permettez pas ça ! Vous trouvez qu’avec Eliane on n’a pas eu assez d’ennuis ces derniers temps : perdre la maison, les terres, les infarctus, les déceptions. Les épis de blé sont lourds, l’année sera bonne, je rembourserai ce que je dois au banquier. Non mais quel con ce toubib ! Tout va mal. L’angoisse est là et se tord dans mon plexus. Je vais assister aux vêpres chez les bénédictines. Personne ne peut comprendre ce qui m’arrive. J’ai mal dormi, je l’ai dit à Eliane. Pour les enfants on verra après. Il faudra peut-être que j’en passe par là. Il a plu, le blé va germer et lever. Ce n’est pas facile pour les médecins d’annoncer aux gens qu’ils sont très malades et qu’ils vont subir des traitements. Deux ans c’est long, c’est loin, c’est une éternité. Je serai peut-être mort avant. Je pédale le long de l’Adour. Qu’il fait bon ! J’aime ce vent frais. Je me sens en forme. Je suis revenu dans mon pays basque mais y suis-je quelqu’un ? Le mot peuple est le mot le plus important de la Bible. Le pire ennemi du peuple est l’Etat, monstre froid, hostile à ce qu’il y a de dangereux dans les peuples. Si vous voulez je suis un anarchiste. Et Eliane qui m’attend ; elle doit s’inquiéter. On est bien tous les deux, l’un contre l’autre, l’un avec l’autre. Cette putain de vie au bled me fait chier. J’en ai marre. Je vais partir, m’engager dans la légion. J’en ai marre de tout. Je suis perdu entre ciel et terre. Et les arbres ! Comme j’ai aimé les planter, dans le jardin, dans le bled. J’ai appris aux enfants à embrasser les arbres. Faire une forêt. Vous savez ce que c’est : créer une forêt de toute pièce, dans le rien, le néant, la poussière, les tourbillons de terre, dans le vent qui détruit et dessèche tout sur son passage. Je vais peut-être accepter ce que me propose ce docteur. Je vais le dire aux enfants. Trois heures de vélo pour trois heures de dialyse.

Les dialyses auront lieu trois fois par semaine. Vous avez le choix entre celles du matin ou celles du soir. Ce toubib veut peut-être mon bien. Sainte Vierge soutenez-moi car tout seul je ne parviendrai pas à accepter ce qui m’arrive. Soeur Marianne m’a dit de me confier à elle. Trois fois par semaine, trois heures de dialyse. C’est du temps. Je prierai. Tiens mais ces trois heures ont filé à toute allure. J’étais colon Monsieur. C’est un mot qu’on n’emploie plus. J’avais mille hectares. L’infirmière est aussi belle que gentille. Je suis encore un bel homme. Je suis épuisé. Cette machine m’empêche de mourir. Je ne redeviendrai jamais comme avant. Mon vélo me manque. La douceur de la brise à mon allure le long de l’eau. Oui docteur, ça va. Ils m’ont anéanti, enchaîné à cette machine. Et les enfants ? Et mes petits-enfants cow-boys ? Ils avaient encore besoin de moi. Je suis fatigué. J’ai un peu le cafard. Je m’ennuie l’après-midi. Je ne suis plus rien. J’ai écrit des poèmes. J’ai tenu une rubrique dans le journal en vieille langue. J’étais le président des colons et voyez-vous ils m’écoutaient. C’étaient des rustres dévorés par leur travail mais je suis parvenu à toucher leur âme. J’ai mené ma ferme, entouré avec les cultures, les animaux. Vous savez j’entends encore le bêlement des agneaux nouveaux-nés quand le troupeau revenait à la tombée du jour. Ils sentaient que les mères arrivaient. Je discutais avec Lachmi mon berger. Vous savez il était rémunéré au cinquième des naissances. C’était un bon berger. Je crois que je suis amoureux. Cette infirmière est diablement douce et jolie. Le blé n’a pas levé. C’est la sécheresse. La pluie ne viendra pas tant qu’il y aura ce vent d’est. Mon Dieu on s’en sortira. Tant que je peux assurer la paye des ouvriers. Je parlerai avec le banquier pour qu’il me fasse une rallonge. Vous savez c’était long d’attendre la pluie. Les ouvriers m’invitaient à la patience. C’est Dieu qui veut. Ils m’ont appris à accepter. Au bled on était avec des gens extraordinaires, solides, endurants, ne se plaignant jamais. Vous connaissez le Ramadan. Quand il avait lieu l’été, je souffrais pour eux de les voir sans boire, sans fumer. Et porter ces sacs de blé sur leur dos. Un quintal oui monsieur : du champ au chariot, du chariot à la ferme, de la ferme au camion du transporteur. Je vais faire un cadeau à l’infirmière. Elle est douce comme une maman. Tu sais Eliane, j’ai chanté à la dialyse, oui une berceuse en vieille langue. Je suis allée aux vêpres chez les bénédictines. Ca vous retape l’âme. Je ne sais si je dois vous le dire car vous serez jaloux. Vous aimez l’infirmière aussi. Elle est la grâce même.

Je vais mourir. Je suis prêt et confiant. Je vais plonger mon regard dans celui du Père et je saurai alors. Papa et Maman m’attendent au ciel mais j’ai de la peine de quitter Eliane et les enfants. Dommage qu’ils se soient mariés. Je jouais au tennis avec les garçons et je les ai toujours battus, en trichant parfois je vous l’avoue. On aurait dû rester tous les sept ensemble dans la maison du bled. Nous parlons de tout cela avec Eliane. J’ai mal partout. Cette diarrhée m’épuise. Eliane est si courageuse. Elle ne se plaint jamais. Sainte Vierge aidez-moi. Vous êtes ma maman du ciel. Marie-Cécile est mon rayon de soleil. Je me suis vu en photo et ne me suis pas reconnu. Je ne suis même plus moi-même. Il fait chaud aujourd’hui. Au bled le thermomètre montait très haut l’été. Comme il me paraît splendide, le bled dans sa nudité. Vous savez je partais en jeep faire le tour de la propriété. Le plus difficile étaient les délits de paquage. Bien souvent je fermais les yeux car comment foutre dehors un type qui n’a pas de terre alors que vous possédez une étendue ? Ah lala. L’innocence disparaît pour toujours avec l’enfance. J’ai fait du mal et je vais demander pardon.