Les gens du village

Un jour de tempête ...

Il pleut depuis deux jours et je suis restée au village avec Fatma. J’en ai profité pour lire et pour écrire à ceux que j’ai laissés là-bas, en essayant de leur transmettre les forces et les émotions que je retrouve ici.

Néanmoins, tout cela est mon histoire et n’intéresse peut-être personne, sauf ceux qui ont quitté leur terre maternelle et qui se sentent partout apatrides. Le ciel est gris et bas. Par moments de grandes rafales venues de l’océan traversent le bled, les rues désertes du village, et s’engouffrent sous les portes. Il fait très humide. Mais la pluie est toujours une bénédiction, un don de Moulana pour les habitants du bled.

J’en profite pour me plonger dans la vie du village que je n’ai fait que traverser ces derniers jours, au gré de mes courses dans le bled. Malgré le mauvais temps, Fatma doit sortir et me propose de l’accompagner pour faire quelques emplettes. Nous allons chez Ali Chleuh, l’épicier berbère comme son nom l’indique. C’est une surprise à chaque fois renouvelée, de le voir prisonnier derrière son comptoir au fond du khanout ; il disparaît littéralement. Je me demande toujours par où il est entré et par où il sortira ; c’est le mystère de l’épicerie marocaine.

L’autre curiosité est celle des murs tapissés de marchandises jusqu’au plafond ; cet amoncellement donne l’impression de l’abondance et laisse deviner que les rayons sont en permanence réapprovisionnés. Et puis il y a les odeurs d’huile, de savon, de conserve, de farine, toutes mêlées en un arôme indéfinissable et saisissant à la gorge dès l’entrée. Je n’ai jamais vu personne repartir déçu de chez Ali Chleuh ; son khanout est la grotte de la survie mais aussi de toutes les convoitises.

Il est venu à Oulad Abbou à l’âge de quinze ans, abandonnant par nécessité les montagnes de Goulmima, pour suivre son frère plus âgé qui avait acquis au village une station d’essence. Au bout de quelques années, ils ont acheté un khanout pour le transformer en épicerie. Et puis un jour quand ils auront assez d’argent, ils vendront le tout à deux autres berbères et se construiront une belle maison à Goulmima. Ali Chleuh n’est pas bavard, et ne s’exprime que pour le nécessaire, mais je l’aime bien quand même.

A côté de chez Ali Chleuh, est installé depuis longtemps, Omar le boucher. L’ambiance est toute autre ; deux moutons sanguinolents pendent au-dessus de l’étal, sur lequel sont posées les deux têtes tranchées, dont les yeux ont encore le regard fixe. Omar est toujours décontracté et de temps en temps chasse les grosses mouches bleues.

Fatma achète du foie et un peu de gigot pour faire des brochettes. Elle sait que j’apprécie ce plat : elle laissera macérer la viande dans de l’huile avec des oignons, du persil et du cosborh. Omar rit de toutes ses dents en or à chaque plaisanterie qu’il profère. Il me demande si ma mère dans son exil, a trouvé un aussi beau et bon boucher que lui. Je l’assure que non, car dans les supermarchés aseptisés, il est impensable de trouver un boucher qui a le temps de chasser les mouches, de faire rire ses clients en leur servant de la bonne viande, et en les distrayant de leur mélancolie.

Il m’annonce tout fier qu’il est hadj depuis l’an dernier, puisqu’il est allé en pèlerinage à La Mecque. Pour me manifester sa satisfaction d’être un bon croyant, il rajoute dans le papier journal où il emballe la viande, un fabor, en l’occurrence une cervelle d’agneau. C’est à regret que nous quittons Omar et sa joie de vivre.

Il pleut averse mais nous devons encore demander à Si Fedal de remplir un papier pour le remboursement des frais de maladie. Si Fedal est l’infirmier du village, mais infirmier n’est pas le mot adéquat, quand on sait qu’il a un véritable don pour faire les piqûres de façon indolore, recoudre les plaies, inciser un furoncle, mettre au monde un enfant qui se présente mal, soigner le paludisme, écouter tout simplement celui qui souffre. Il a ainsi sauvé de la mort certaine, ma sœur qui se consumait de la malaria.

Son infirmerie est toujours impeccable et toute enfant j’étais fascinée par l’autoclave qui stérilisait ses instruments. Si Fedal soigne bien mais il aime aussi discuter, parler de politique. Il me demande toujours : « comment ça va la France ? » mais ma réponse ne l’intéresse pas et il enchaîne aussitôt sur la situation délicate de son pays ; il s’inquiète des intégristes, de la corruption. Sa franchise est toujours un cadeau, car les marocains ne se livrent pas sur certains sujets. Cette année, il m’a dit : « vous avez un peu vieilli ». Qui d’autre que lui peut me dire cela sans l’ombre d’un froissement ?

Et puis Fatma ne peut s’empêcher de lui rappeler le jour lointain où un fût lui avait sectionné un doigt, le majeur, en deux. Je l’avais aussitôt accompagnée à l’infirmerie, et Si Fedal avait décidé de suturer la partie restante du doigt, pendant que je lui tenais l’autre main. Je revois la scène comme si j’y étais. Les battements de mon cœur s’accélèrent encore en y pensant. Fatma se cambrait de douleur sur la table d’opération, elle gémissait en me serrant la main, et, je m’étais évanouie. Des années après, elle y voyait la preuve de mon attachement pour elle. Ce souvenir me donne encore la nausée.

Depuis, j’ai vu le film de Jane Campion : La leçon de piano. Il contient quelques images terrifiantes où la légende de Barbe Bleue est représentée en ombres chinoises au moment où le bourreau va couper la tête de la pauvre innocente. Ce passage n’est en fait que le préambule à la scène insoutenable au cours de laquelle le mari jaloux tranche le doigt de sa femme qui avait le tort d’aimer le piano et son amant. L’éclat de la prothèse en argent du nouveau doigt de l’héroïne, enfin heureuse avec son amant et son piano, n’a en rien effacé la menace de voir une partie de mon corps ou du corps des autres, amputée d’une façon vengeresse ou accidentelle.

Nous quittons Si Fedal ; dehors le vent a redoublé et Fatma s’enveloppe dans son haïk blanc, nous sautons pour éviter les flaques d’eau. Les enfants sortent de l’école, et mettent un peu d’animation dans le village désert et silencieux. Nous nous hâtons. Le vent, l’intégrisme, le doigt coupé me donnent une étrange impression de danger, de vengeance et de mort : il vaut mieux rentrer.

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