Les trous

Un jour de promenade

En direction de Maâchou, il y a un endroit qui me fait frémir, il est appelé le trou de la muette.

A une vingtaine de kilomètres d’Oulad Abbou, le paysage plat s’interrompt brusquement pour céder la place à un décor de western. Cette route mène à l’Oued Oum r' Bia. La terre est rouge, les palmiers buissonnent, les douars sont accrochés aux flancs des collines.

La vie semble ici plus riante que les terres austères et uniformes que nous avons quittées à Oulad Abbou. Hassan est en vacances et emmène ceux qui le désirent prendre un bain dans l'oued, et, visiter la kasbah de Boulaouane.

L'oum r'Bia enrichit les paysages qu’il traverse, il est le fleuve généreux pour l’homme et la terre grâce aux barrages et à l’irrigation. Il serpente, reflétant le ciel bleu et changeant, au milieu des vergers et des orangeraies.

Nous prenons un bain rapide dans l’eau boueuse aux alentours du barrage de Daourat, puis nous atteignons le kasbah de Boulaouane, ceinturée par l’oued. Elle est un vestige du dix-huitième siècle durant la gloire de Moulay Ismaïl.

L’imagination débordante et visionnaire de notre guide est le sésame indispensable pour aborder les ruines battues par tous les vents. De sa voix rocailleuse, et à l’aide de son bâton noueux qui chasse les enfants moqueurs, il donne aux passants attentifs le secret pour voir et entendre les milliers de prisonniers enchaînés dans les souterrains ; il aide à imaginer les femmes du harem allant gracieusement au bain.

Sa voix devient grave pour camper le sultan jouissant de l’ensemble de son domaine ; grâce à la position de son palais construit sur un promontoire, un coup d’œil dominateur lui permettait de faire le tour complet de l’horizon et de voir arriver l’ennemi.

Avec Hassan, Myriem et Khadija nous avons du mal à retenir nos rires. Mais tout invitait à la gaieté dans ces ruines occupées par les cigognes et par les enfants qui vendent des immortelles cueillies dans les champs, car plus aucun prisonnier enchaîné à d’autres ne s’y lamente.

Au retour, je propose de leur montrer un endroit qu’ils ne connaissent pas : le trou de zanzouna, la muette. J’ai quelques difficultés pour retrouver le plateau qu’enfant je connaissais : deux excavations profondes de quelques mètres, dans la terre rouge.

Des histoires effrayantes racontaient que ces trous autrefois avaient servi à isoler ceux qui devaient mourir de la rage. Puis ils étaient devenus l’antre des fous furieux, et de cette pauvre muette qu’on appelait « zanzouna » dont je revois le visage innocent et le caftan en haillons.

Devant ces trous béants qui fascinent et nous attirent dangereusement, cette évocation du passé a plongé mes compagnons dans une impression d’horreur identique à celle que j’avais ressentie. J’ai aussitôt regretté d’avoir fait remonter ces vieilles histoires, alors que ces trous étaient devenus inutiles.

Les tentatives pour les apaiser en leur certifiant que ces malheureux étaient nourris et visités, sont restées vaines, car mon récit avait déclenché en eux le vieux réflexe de la défiance devant l’exclusion sociale, même quand il s’agit de se protéger du danger que l’autre représente.

En réalité. La compassion nous étreignait tout en nous unissant ; la gaieté contagieuse de la kasbah de Boulaouane s’était évanouie comme l’eau de l’Oum r'Bia disparaît dans l’océan aux pieds des remparts d’Azemmour. Pourquoi les enragés, les fous, les muets hantent-ils nos mémoires davantage que les rois et les sultans ?