Lettre à Michel Tournier

Cher Monsieur,

Il n’est de meilleur cadeau que de s’offrir à soi-même celui dont on rêve depuis toujours… et, puisque demain est le jour de mon anniversaire et que je suis devenue une vieille dame, je m’offre enfin le cadeau de vous écrire.

En effet, cher Monsieur, je rêve de m’adresser à vous depuis tellement longtemps, comme une langue difficile qu’on passe sa vie à apprendre ! Ce projet est né dès que j’ai fait votre connaissance en vous lisant, oui je dis bien faire votre connaissance car je vous ai tellement admiré, tellement écouté sur les ondes, tellement observé sur les photos, que vous m’êtes devenu familier, c’est-à-dire quelqu'un de ma famille.

Simultanément, j’ai toujours su que vous étiez inaccessible et que le hasard lui-même n’a pas permis que je vous rencontrasse dans un train ou dans un avion. Et puis, vous avez reçu et recevez tellement de lettres de la part de vos admirateurs que la mienne se serait perdue dans le paquet que le facteur dépose sur la table de cuisine du presbytère choiselien où vous vivez. Impuissante, je me suis contentée d’imaginer des stratagèmes pour sortir du lot de tous vos admirateurs anonymes.

Ce soir, c’est décidé, je me lance dans cette aventure de m’adresser à vous, directement, mais comment faire avec tout ce que j’ai accumulé, ressassé, laissé, repris concernant ma relation avec vous ? Comment vous expliquer que mon regard sur la vie a changé depuis que je vous ai lu ? Comment vous raconter que mes pas ont foulé les vôtres sur le sable d’Hammamet pour pénétrer dans la villa Sebastian ou rôder dans le jardin des Henson ? Grâce à vous, ces lieux à présents déserts, étaient ce jour-là peuplés de gens élégants et bruissants de conversations intelligentes. Et quand la maison Hermès n’a pas hésité à requérir votre talent de conteur pour le lancement du parfum, un Jardin en Méditerranée, j’ai reconnu le jardin hammamétois de Leïla Menchari hérité des Henson dans l’illustration accompagnant votre conte. Originaire de l’austère Maroc atlantique, je découvrais que ma sensibilité vibrait au contact de votre sensualité qui me donnait la saveur et les possibles permissifs d’une Tunisie si méditerranéenne.

Comment vous expliquer que mon métier de professeur de philosophie aurait perdu de son éclat, s’il en a jamais eu, dans l’éventualité où, mon cours, essayant d’expliquer l’altérité à mes élèves, ne s’était pas enraciné dans votre fiction sur la relation primaire, primitive, originaire, entre l’homme civilisé et l’homme sauvage qui se rencontrent sur l’île de Speranza? Et qui d’autre mieux que vous m’a tenu la main pour ne pas idéaliser sottement l’innocence du bon sauvage et savoir découvrir derrière lui le rêve tragique des émigrés économiques que l’Afrique laisse partir et que l’Europe ne sait accueillir ?

Pourtant je ne vous ai encore rien dit de ce que j’ai imaginé pour attirer votre attention… je vais vous faire un aveu: pressentant que ce n’était pas l’élément féminin qui vous plairait je me suis conçue en androgyne pour m’abstraire physiquement de mon corps et être devant vous un esprit doté d’un physique asexué ! J’avais conçu une lettre privée de masculin et de féminin. Le souvenir de ces images sur l’écran noir de mes nuits blanches reste délicieux ! Et dans le même temps je devenais mère, je m’arrondissais et j’étais tendrement rassurée par vos commentaires sur les photographies dans des Clés et des serrures quand vous rapportez qu’un petit garçon propose à sa maman un peu corpulente de se présenter au concours de beauté de la plage…

Vous m’avez même encouragée un jour en disant que quelqu’un qui ose écrire est respectable même si son style est maladroit et pauvres ses idées. Grâce à vous j’ai osé gratter le papier ou plutôt taper sur mon clavier de machine !

Minuit va bientôt sonner, je ne pouvais formuler cette lettre que la nuit finalement ! J’espère que vous êtes convaincu de la sincérité des souvenirs qui vivent en moi et qui ont jalonné ma vie. Bientôt sonnera l’heure où Stevenson dit dans son Voyage avec un âne qu’il est un moment très bref de la nuit quand l’homme qui se réveille se sent vibrer à l’unisson avec la terre. Pourtant, ce pourquoi je voudrais vous remercier, Michel Tournier, c’est pour l’anecdote suivante qui parle de l’aube : vous visitiez des jeunes en prison et vous leur avez raconté que Victor Hugo tous les matins écrivait debout très tôt, au lever du jour, devant l’océan, dans son exil de Guernesey, et, ces jeunes que vous aviez su émouvoir, avaient fabriqué à votre intention le même pupitre en bois que celui qui permettait au poète d’écrire debout.

Ai-je suscité un sourire sur votre visage ridé sous son éternel bonnet ? Je vais vous quitter non sans vous révéler qu’en réalité, si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c’est par crainte que vous ne me répondiez pas ; on est tellement impatient avant de devenir sage et de vivre avec ses souvenirs !

Avec toute mon admiration