La noualla

Deux jours, une nuit…

Un des grands plaisirs que le voyage procure est d’observer l’endroit où les gens habitent. Une maison, c’est comme un visage : elle abrite une vie, elle a une âme.

Fatma, avant l’Aïd el Kébir, doit rendre une visite à ses vieux parents Lachmi et Ramia qui ne viennent plus jamais au village. Nous partons en couchi chargé de toutes sortes de victuailles et de vêtements chauds. Nous resterons quelques jours chez eux.

Ils vivent encore dans deux nouallas et font partie des derniers blédards qui n’ont pas abandonné cet habitat traditionnel de la Chaouïa. Ainsi, des huttes pointues parsèment la campagne en faisant des petites tâches sombres dans le paysage. Elles se déplacent quand il y a un déménagement et la noualla sur le chariot ressemble alors, à une énorme tortue.

Vers la fin de l’été, avant de reprendre le cycle des travaux des champs, les blédards fabriquent leurs nouallas pour remplacer celles qui ne résistent plus aux intempéries. L’ambiance du douar est alors plus animée que d’habitude, telle une ruche. Il y a de grands tas de roseaux encore verts, souples et d’un bon diamètre, des amoncellements de lianes en doum et du chaume bien sec ; les enfants ont l’interdiction de s’y vautrer.

Cet affairement est sympathique. Chacun prend patience car il est prometteur de longues soirées hivernales où, grâce à la nouvelle noualla, on se sentira à l’abri de tous les dangers.

Le maâllem qui est venu diriger les travaux, associe les roseaux pour dresser la structure de la future noualla. Il les plie avec force pour former une ossature cylindrique d’un mètre de hauteur, puis conique jusqu’à la pointe de la hutte. Les roseaux sont attachés en croisillons et, enfant, je restais à contempler ces tiges flexibles qui se croisaient à l’infini. Ensuite, le chaume est posé et fixé aux roseaux en le liant avec le doum. Au bout de quelques temps les roseaux, le doum et le chaume ne feront plus qu’un, grâce à la patine du soleil et de la pluie.

Dans le couchi, Fatma et moi, parlons de choses et d’autres. A la perspective de vivre sous la noualla, immanquablement, nous évoquons le bonheur de Ramia, l’année où Lachmi avait eu assez d’argent pour remplacer l’ancien abri. Il était berger-khamès et les brebis avaient eu beaucoup de naissances gémellaires. Il aurait préféré acheter un mulet et un couchi, mais la noualla commençait à vieillir et à s’affaisser.

Un évènement imprévu pour l’homme profane, mais envoyé par Moulana pour le croyant, avait fait pencher le sort en faveur de Ramia. Néanmoins, chacun se serait passé de ce malheur, mais la sagesse immémoriale à qui sait l’écouter, rappelle parfois que le malheur précède le bonheur. Un incendie avait réduit la vieille noualla en cendres.

C’était un matin d’été et le sirocco soufflait tenacement depuis deux jours. Ce vent traître, avance en tourbillonnant et transporta ce jour-là une braise du canoun allumé sur le chaume bien sec de la noualla. Personne ne se rendit compte de la blessure à peine rouge qui rongea sournoisement la noualla et quand Ramia sentit l’odeur du brûlé et cria : « lâfia … lâfia », il était trop tard. Elle eut juste le temps de tirer les coffres, les couvertures et les nattes. Il fallut admettre que le reste disparaîtrait dans les cendres de l’incendie.

Alors Ramia se jeta de la terre sur le visage en signe de désespoir, les enfants avaient cessé de jouer et même les chiens n’aboyèrent plus. Les femmes furent rapidement épuisées et essoufflées d’avoir charrié de l’eau et de l’avoir jetée en vain. Mais, heureusement les autres nouallas avaient été épargnées et aucun enfant ne dormait dans la noualla dévastée. Les gens du douar étaient rassemblés autour de Ramia et disaient : « Moulana i bré…inch Allah ». Puis, peu à peu, on se reprit à respirer normalement et on nettoya l’endroit calciné, mais c’était bien cruel de regarder le rond noir de la noualla qui était partie en fumée. C’est pourquoi la joie de Ramia devant sa noualla neuve, vaste et robuste, fut à la mesure de son désespoir.

Fatma était devenue toute songeuse à l’évocation de ce souvenir et la mélancolie nous gagna, pendant que la jument avait quitté la route goudronnée pour prendre une des innombrables pistes qui mènent au douar de Boufarer. Au gré des cahots du couchi sur les ornières de la piste, notre conversation roula sur la nostalgie de la vie sous la noualla et sur les exigences du progrès.

Nous sentions bien que les moments que nous avions passés, sous l’armature de roseaux et de chaume étaient des souvenirs ineffaçables. Enfant, j’étais confiée à sa surveillance et l’après-midi, au moment de son repos, je la suivais chez ses parents sous la noualla. J’ai vécu là les moments les plus doux de ma vie.

Dorénavant, la perspective de passer quelques jours chez ses parents se présentait à elle comme une aventure. Elle m’expliqua encore une fois que la noualla résiste à la pluie, au froid, à la chaleur. Elle était intarissable sur les vertus de la noualla, mais pour rien au monde elle ne serait revenue y vivre.

Au terme de notre discussion, nous étions parvenues au douar et le bruit de notre arrivée éclaira de joie les rides de Lachmi qui n’y voyait presque plus, ainsi que le beau visage de Ramia. Mais nous ne pûmes l’embrasser car celle-ci et les autres femmes du douar avaient posé un masque de bouse de vache sur leur visage.

Il faisait vraiment bon en cette matinée de printemps, l’air était translucide et le regard embrassait l’horizon. Le même cérémonial se répéta : les enfants sortirent de partout, les chiens aboyèrent, les voisins saluèrent de loin et la bonne odeur de la kesra qui cuit dans le four de terre battue, chatouilla l’appétit. Puis Ramia nous somma de rentrer dans sa noualla.

Pénétrer dans une noualla, c’est se courber pour avancer dans la pénombre et le silence. Les visiteurs se déchaussent et s’assoient avec soin sur les couvertures empilées, dans lesquelles chacun s’endormira pour la nuit. Ramia prépare et sert le thé avec des gestes amples et peu à peu, les paroles se mettent à voler et à bruisser sous la noualla comme des oiseaux dans une volière.

Je suis littéralement hors du temps et même mon raisonnement a changé. Le sentiment qui m’habite est simple et primitif dans cette hutte préhistorique. Pourtant, les sirènes de la modernité rôdent comme des chacals dans la nuit ; elles sèment ça et là leur tentation de confort, de progrès et font planer une odeur de mort plus destructrice que les incendies.

La journée se passe à rencontrer les voisins et à échanger toutes les nouvelles de ce qui s’est déroulé depuis la dernière visite. Tous ceux que je n’ai pas revus récemment veulent m’offrir un cadeau, la plupart du temps prélevé sur l’ordinaire du quotidien.

Une jeune femme, sans rien dire, me tend des œufs et une poule ; sachant ce que cela représente pour elle et sa famille, je réalise pleinement dans mon esprit et dans mon cœur, ce que le mot donner veut vraiment dire : se déposséder du nécessaire, de ce qui représente la simple survie.

La nuit arrive vite et après le frugal repas du soir, je sors contempler le ciel constellé. La lune monte progressivement dans le firmament, redonnant forme et volume à ce qui s’était fondu dans le noir de la nuit. Une étoile filante accompagne un vœu fugace et la prière reconnaissante à l’auteur de l’infinie beauté de ce petit espace perdu dans le cosmos.

Puis, Fatma et moi nous installons dans la noualla que Lachmi et Ramia nous ont laissée. Une connivence de bonheur nous réunit et nous bavardons jusqu’à ce que nos paupières s’alourdissent. Je lutte contre l’endormissement, mais celui-ci vainc mes ultimes résistances.

Heureusement, au bout d’un cycle de sommeil, je me réveille et je peux jouir d’une sensation qui m’a toujours ravie : écouter les bruits de la nuit. A. Daudet dit joliment : « le jour, c’est les bruits des êtres, la nuit, c’est les bruits des choses ». Je perçois d’abord le craquement de la noualla sous la poussée du vent qui s’est levé et qui souffle par saccades ; au même moment, un enfant pleure et sa mère l’apaise en le prenant contre son sein ; les poules s’agitent et gloussent en grognant dans le petit poulailler. Puis, plus rien que des souffles légers, des grattements imperceptibles, quand, soudain, le bruit le plus enfoui dans la nuit de ma conscience, surgit : le hurlement des chacals.

Leurs cris résonnent et se perdent dans l’immensité de la nuit, procurant dans mon être un frisson délicieux de peur et de fascination. Les chacals sont les rois de la nuit et galopent là où leurs instincts les portent. Leurs cris sauvages s’éloignent et le sommeil me reprend peu à peu pendant que les chouettes chevêches hululent leurs interrogations philosophiques.

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