Le marabout

Un soir…

Au retour d’une errance dans les champs, une bonne fatigue ralentissait mon pas. Une douce brise effleurait mon visage. A ces moments rares, l’être tout entier est dans un état de libération qui fusionne avec une quasi absence de la pensée, si ce n’est celle du bien-être physique. Le soleil avait glissé derrière l’horizon, le soir tombait.

C’était la période du Ramadan, tout mouvement avait momentanément disparu du bled, chacun étant rentré chez soi pour la rupture du jeûne. Le plaisir de la solitude transforma le bien-être corporel en une ivresse intense et fulgurante au sein de laquelle l’identification avec l’univers parut presque possible.

La chimie des derniers rayons du soleil avait transformé l’air ambiant en une légère vapeur rose et mauve, dont les tons s’accentuèrent en couleurs vives jusqu’à décroître, puis disparaître dans le noir de la nuit.

Simultanément, du marabout des Allaliche, dont je m’étais rapprochée, s’éleva l’action de grâce récitée par les hommes, après le premier repas du soir. L’ivresse païenne n’était en fait, que le prélude à l’émotion spirituelle et religieuse qui envahit l’âme du voyageur. Celui-ci s’arrête, sent que tout son être est bouleversé devant tant de simplicité et de grandeur. Il est humble et démuni en écoutant ces fellahs qui rendent grâce à Allah et qui ont le secret d’une existence harmonieuse, façonnée par le travail, la prière et la vie communautaire.

Pourtant, en attendant Louïze avec qui je devais rentrer au village, je songeais que ce monde avait commencé à disparaître. Les marabouts où se pratique une religion d’offrande et de demande, sont de moins en moins tolérés par les nouveaux imams de l’islam. Slimane Zeghidour explique comment en Algérie, la religion rurale des marabouts et des moussems est éradiquée, car trop autonome, par rapport à l’autorité des dogmes.

Elle est remplacée par la religion du livre qui est révélée dans les mosquées. Ici comme ailleurs, la religion officielle est un facteur de centralisation et d’uniformisation. Il faut toute la résistance d’un peuple pour garder les rites propres à sa pratique.

Sur notre ferme, il y a toujours eu le marabout de Sidi Abdelaziz, saint qui soigne les maladies des femmes. Le sanctuaire est entouré de figuiers de barbarie séculaires. Ma mère nous racontait que son frère disparu avait gravé le nom de la fille qu’il aimait et le sien, sur une feuille du figuier.

Vingt ans après, j’ai nombre de fois tenté de retrouver cette feuille, mais les figuiers et leurs épines savent garder les secrets. Sauront-ils protéger le marabout des sirènes de l’intégrisme ou de la modernité ?

Un peu plus loin, au milieu d’un champ, s’élève un monticule de pierres ; c’est la tombe toute simple de Lalla Aïcha, vénérée par quelques femmes. Autour de la sépulture on a retrouvé des pierres taillées, d’une époque reculée, parmi lesquelles on reconnaît des pressoirs à huile, des meules, des colonnes ; elles rappellent les ruines romaines de Volubilis, mais sans certitude.

Dans l’épierrage des champs, mon père avait aussi récupéré des os de dinosaures entièrement pétrifiés. Ils nous propulsaient dans les temps originaires. Tous ces vestiges qui ont vu d’autres troubles, d’autres dévastations, invitent à la sagesse et à la patience devant la folie des hommes. Ce qui est authentique et aide les créatures humaines à mieux vivre, ne peut mourir. La géologie donne du relief à la psychologie des hommes. Ainsi, cette terre n’a jamais cessé de parler et n’a pas révélé toutes les étapes de son histoire.

Pendant ma méditation, Louïze est arrivé avec le couchi ; il accroche une loupiote pour être vu par les voitures et les camions qui ont recommencé à circuler. Nous sommes rentrés lentement au village. Sur notre gauche, dans le lointain, le halo des lumières de Casablanca traverse la pénombre de la nuit, tandis que les habitants du douar veillent à la chandelle, loin des festivités et des banquets de la ville.

Pendant le Ramadan, les petits khanouts habituellement fermés sont tous ouverts et éclairés par les lampes tempêtes pour les parties de cartes, de dès, pour écouter la radio, pour attendre ensemble l’heure du dernier repas avant la nuit. Seuls les hommes peuvent sortir, les femmes attendent, entre elles, au douar, en somnolant.

Au village, l’ambiance est à la fête. Les enfants sont tous dehors et jouent au ballon, les jeunes discutent dans les rues et dans les cafés. Le tam-tam des taridjas donne le ton et les fillettes rivalisent de grâce pour danser. Oulad Abbou revêt une gaieté exceptionnelle et conviviale durant le Ramadan. Chacun circule en toute sécurité assez tard dans la nuit.

La soirée avec ses festivités est une joyeuse trêve après les efforts qu’il a fallu fournir de l’aube au crépuscule pour rester sans fumer, sans boire et sans manger. Fatma a préparé un tajinn aux cardons. Elle est heureuse parce que son fils aîné Hassan, qui travaille à Settat, est venu pour rompre le jeûne autour de la khrera bien épaisse qui apaise l’estomac meurtri par la faim ; il y a aussi sur la table des œufs durs, des fruits secs et des gâteaux au miel. Ensuite, la famille partagera le dernier repas de la nuit ; juste avant l’aube, un verre de lait sera la seule nourriture pour la journée jusqu’au coucher du soleil.

En attendant l’ultime plat, nous regardons un film égyptien à la télévision. C’est encore une histoire d’amours contrariées par un père tyrannique, mais derrière la caméra orientale, les pères les plus sévères sont vaincus et l’histoire finit toujours sur le bonheur des amants réunis.

Si les filles de ma nounou s’endorment sur ces doux rêves de jeunes filles, de mon côté, je cherche à retrouver la couleur du ciel au moment où la prière des fellahs s’élevait vers Allah.

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