Casa 2015 : un îlot à Casablanca

Casablanca a gardé quelques noms français de ses quartiers datant du Protectorat puisque la ville a commencé à se développer à ce moment-là.

J'ai rapporté dans mon livre La Jarre brisée la surprise de Redouane Saboun le jeune professeur d'histoire nommé au lycée de notre village Souk Jemaa Oulad Abbou, quand il s'était vu répondre par le chauffeur de taxi auquel il s'adressait pour s'y rendre "Oulad Abou, Foucauld?". A partir de cette expérience et aussi parce qu'on ne lui en avait jamais parlé, Redouane a rédigé un mémoire sur la présence des colons dans ce village.

Après le Protectorat il était légitime que les marocains se réapproprient leurs lieux. Ils ont puisé les noms dans leur histoire et leur géographie. Les grands boulevards portent des noms magnifiques celui du saint sidi Belyout, celui du roi libérateur Mohamed 5, celui d'un résistant Brahim Roudani , celui du fondateur des Almohades Abdelmoumen, celui de Ghandi etc...

Néanmoins comme me le faisait remarquer un casablancais, les noms arabes se sont parfois révélés trop longs et difficiles à retenir et pour tout casablancais il est plus facile d'utiliser quelques noms d'avant, surtout pour les noms de quartier.

Ainsi il y a le quartier Bourgogne qui s'est énormément développé ces dernières années et qui est devenu un triangle d'or pour le commerce de luxe et la construction de magnifiques immeubles.

Néanmoins au bout de la rue Aïn Harrouda, pas loin du Rond Point des Sports, en face des bijouteries aux enseignes prestigieuses, est resté en l'état, depuis des dizaines d'années, un îlot hors du temps. Il s'agit de l'Institution Jeanne d'Arc des franciscaines. On y trouve un jardin d'enfants, une école, des cours d'alphabétisation pour les femmes, une communauté de religieuses venant du monde entier et la maison de retraite des soeurs âgées. Les soeurs franciscaines de tout le Maroc rayonnent à partir de là. Si la chapelle montre certains signes esthétiques, le reste des bâtiments est simple et modeste autour d'un jardin, le tout ayant une valeur foncière inestimable.

Du temps de ma vie au Maroc, j'ai toujours entendu parler des franciscaines présentes sur plusieurs fronts: la célèbre école de Meknès, Fatima Oufkir l'évoque dans un livre(*), les orphelinats et les ateliers de broderie. Ma mère avait une passion pour le linge brodé et nous a laissé de beaux services de table et des draps brodés par les soeurs. Leur travail a permis de conserver le point artisanal traditionnel et dans les boutiques on peut entendre le marchand dire pour vanter un beau tissu brodé "c'est le point des soeurs". Ces dernières ont toujours su que le point ne leur appartenait pas et qu'elles étaient seulement les héritières qui ont conservé et transmis avec perfection le magnifique talent que nécessite la broderie marocaine.

Ce n'est que récemment alors que je présentais mon livre la Jarre brisée au Carrefour des livres, que j'ai connu, au soir de leur vie, soeur Simone et soeur Colette et que grâce à elles je suis mieux rentrée dans l'histoire des franciscaines au Maroc. La liste de leurs activités et de leurs engagements est longue. A chacune de nos rencontres j'ai approfondi à travers ces deux religieuses âgées ce que Christian de Chergé, prieur de Tibbhérine disait du mystère de la Visitation pour parler du sens d'une présence chrétienne en terre d'islam.

Quand Marie embarrassée ne sait comment parler de ce qui lui arrive, de sa grossesse, à Elisabeth, c'est cette dernière, celle à qui elle rend visite qui lui confirme qu'elle porte un enfant qui sera la Bonne nouvelle. Dans le mystère de la Visitation vécu par l'église en visitation en terre d'islam , le chrétien s’efforce d'entendre ce que Dieu lui dit par la personne du musulman chez qui il est en visite.(**) La visitation est plus qu'une visite et peut devenir un moment qui emporte au-delà de soi-même si nous laissons l'Esprit nous traverser.

Soeur Simone est une jeune fille corse. Elle a eu plusieurs activités dans les lieux tenus par les franciscaines. C'est quand elle évoquait les années avec les berbères nomades du Moyen-Atlas que ses yeux brillaient le plus. Son livre Itto fille de l'Atlas(***) montre comment elle a su vivre, partager, observer et aimer les montagnards. Jusqu'au bout de sa vie, très âgée à Casablanca, elle racontait encore des histoires merveilleuses aux petits casablancais qui lui étaient confiés.

Sœur Colette a eu aussi un parcours de religieuse baroudeuse. Envoyée dans la montagne berbère pour bâtir un atelier de tissage et de broderie, artisanats conservés par les femmes, elle aida ces femmes à organiser une coopérative. Puis grâce à un don d'argent tombé du ciel, elle ouvrit une salle de classe pour les petites filles. Le but était de leur apprendre l'arabe ; cet enseignement était assuré par un instituteur pour les garçons.

Mais comment faire pour permettre à ces petites filles berbérophones d'entendre une langue inconnue quand soi-même on ne maîtrise pas bien les écritures de l'arabe et du berbère? Pour surmonter l'obstacle, sœur Colette sollicita l'instituteur et eut l'idée de traduire les livres de lecture en arabe des trois premiers niveaux, en berbère en les transcrivant phonétiquement en français. Elle pouvait ainsi capter l'attention de ses élèves en maîtrisant le berbère oralement par le biais de la phonétique française et en donnant l'équivalent en arabe

Partie pour tisser la laine, sœur Colette tissa trois langues!

Je voudrais évoquer enfin le père Charles-André Poissonnier qui mena une vie d'ermite partagée entre la prière et le service de ses frères berbères à Tazert "c'est au nom de tous ceux qui m'entourent que je prie, que j'adore. Devenu en quelque sorte marocain...j'ai l'impression qu'en moi le Christ s'est fait marocain".

Pour concrétiser le mystère de la Visitation, Christian de Chergé prieur de Tibhérine racontait l'histoire du puits. Un jeune voisin musulman lui avait demandé de lui apprendre à prier dans la foi musulmane. Les deux se retrouvaient régulièrement jusqu'au jour où C. de Chergé étant indisponible plusieurs jours, le jeune lui dit "il y a longtemps qu'on n'a pas creusé notre puits". C. de Chergé lui demande "au fond de notre puits à ton avis, que va-t-on trouver: de l'eau chrétienne ou de l'eau musulmane?". Et le jeune lui répondit sérieusement "au fond du puits, on va trouver l'eau de Dieu".

(*) Oufkir, un destin marocain de Stephen Smith chez Calmann-Lévy 1999

(**) Monastère Notre Dame de l'Atlas édition Arccis

(***) Bucoliques berbères, Itto petite fille de l'Atlas chez les éditions Le Fennec 2008