L’après-midi

La temporalité est une blessure discrète, mais présente, qui saigne à certaines heures du jour. Les après-midi de chergui dans la torpeur du bled, réveillent le redoutable ennui, quand le temps devient immobile.

Il fait chaud, le corps est moite et toute tentative d’activité est mise en échec. Il n’y a rien à penser, rien à faire, presque un rien à être. L’air est ardent comme le feu. Rien ne bouge, le soleil écrase la terre, le bleu du ciel n’a plus de signification, le temps est arrêté et c’est l’effroyable heure de l’ennui qui se love au cœur du voyage.

Seule l’atmosphère vibre silencieusement en couches volumineuses et changeantes. L’envie de lire ou d’écrire s’est dissipée en dégoût profond et amer. Le voyageur s’interroge sur la raison d’être de son départ et de ce qu’il est parti chercher.

Au cours de ces retours à Oulad Abbou, je reste chez ma nounou durant les jours de chergui. Après le repas de midi, pris sans appétit, chacun s’installe dans la pénombre de la maison toute close pour attendre le retour de la fraîcheur.

Cette condamnation à l’immobilisme est une épreuve redoutable pour le voyageur étranger. Sortir est incongru, s’exposer au feu brûlant du sirocco serait semblable à un véritable manque à la pudeur. Alors, rester et attendre sont les seules issues possibles, mais, la rançon de cette inactivité est le face à face brutal avec soi-même. Affronter n’importe quel danger réel serait préférable plutôt que d’être devant le vide de soi.

J’ai ressenti ces impressions, non pas comme si j’étais dans un décor ennuyeux, mais parce qu’elles sont gravées en moi depuis longtemps. L’ennui surgit de l’intérieur, il ne me prend pas. En réalité, il remonte du plus profond de mon être et, dans ces moments-là, je suis l’ennui. La passivité s’impose à tout ce qui a un cœur qui bat. Le sommeil ne vient pas, car aucune lassitude n’est à réparer. Seuls les rêves éveillés mais stupides, alternent avec l’angoisse qui bondit dans l’âme comme un ressort, dès que la place est libre.

Alors, quand la fournaise a remplacé l’air respirable, l’après-midi passé au bled est toujours un combat lancinant contre la tentation vaine de fuir, pour sentir là-bas, la caresse fraîche du vent, ou entendre le bruit d’une source.

Dans cet abîme de soi qui s’ouvre au cœur du voyage arrêté, le souvenir refoulé de Yenofa remonte à la surface. Elle a été la première à braver l’interdit de l’enfermement insupportable. Comme on parle d’une réaction chimique, elle a réagi à l’ennui existentiel du bled. Elle a osé partir, la roumia, en pleine torpeur, blonde parmi les chaumes dorés et elle a marché en plein soleil, avec pour compagnons Meursault l’étranger et Rimbaud le fou du Harrar. Elle a été insolente sans le savoir, flamme sauvage dans le feu de l’air. C’était comme si elle s’était offerte au premier passant. Personne ne l’a comprise, pourtant chacun ressentait un peu de ce qui vibrait.

C’est pourquoi le voyage qui mène au cœur du bled, impose l’inéluctable rencontre avec soi, dans le dénuement le plus complet. Peut-être qu’un jour lors d’un retour, j’oserai sortir et marcher droit devant moi, affrontant le regard de ceux qui restent dedans, mais je ne les verrai pas. Je laisserai à terre la peau de l’ennui et j’avancerai offerte à la brûlure du soleil.

Et puis, à un moment donné, quand l’après-midi qui tire à sa fin, imperceptiblement le temps sort de son immobilité. Le ressort de l’âme est moins tendu, l’angoisse retombe, l’ennui s’estompe, un projet est possible. J’irai parler avec Si Fedal, j’achèterai du savon chez Ali Chleuh. La vie retrouve un sens au moment où la première fraîcheur caresse le visage et apaise la peau.

Quel est le moment du voyage qui est le plus vrai ? Celui de l’ennui ou celui du projet ? Celui de l’être et même de l’absence d’être ou celui du faire et de l’avoir ? En réalité l’ennui éduque et forge l’âme. Si on arrive à vivre quelques heures avec lui, il permet de goûter à l’eau du silence. Alors le vrai voyage a peut-être commencé et ce goût savoureux du silence est ce que l’âme rapportera de plus précieux dans ses bagages.

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