Iran 2016: mort et amour, martyr et héros...

Je ne m'attarderai pas sur les merveilles de Chiraz, de Yazd et "d'Ispahan, qui dit-on, est la moitié du monde" tellement elle est belle!

Le paradis est en Iran dans ses jardins parfaits, le mot vient de paradaeza en persan qui veut dire jardin. Il y côtoie la dureté de l'existenciel aussi. S'y mêlent éternellement amour et mort, héros et martyrs.

J'évoquerai une découverte faite lors de ce voyage en mai 2016; elle m'a ouvert des horizons de pensée mythiques insoupçonnés qui ne sont pas sans évoquer des références de notre temps difficiles à comprendre. J'allais découvrir qu'un voyage aussi touristique soit-il, nous transporte dans l'inconnu du mental de l'Autre.

Alors que nous traversions les boulevards de Chiraz pour visiter les mausolées des poètes, le hammam, le bazar, et les jardins...mon regard fut vite attiré par de grands portraits de jeunes gens dont le visage était entouré de fleurs. Il y en avait aussi dans le monde rural accrochés à un fil entre deux poteaux.

Ma première réaction fut celle de penser à une campagne électorale quand, notre guide agacée par ma question répondit fermement "mais, ce sont des martyrs!". "Des martyrs de la guerre Iran-Iraq?" dont j'avais un vague souvenir. "Non! de la guerre actuelle en Syrie". Ces jeunes gens s'engagent dans les pasdarans, légion distincte de l'armée et meurent pour défendre le régime syrien et le chiisme. L'information aurait pu en rester à ce stade géopolitique.

Néanmoins au cours de ce séjour en Iran, la qualification de "martyr" est souvent revenue dans l'histoire que se racontent les iraniens. J'ai essayé de mieux cerner ce qui dans cette notion traduit leur sentiment de la durée et leur fierté. Le martyr n'est jamais une victime mais un héros.

Au-delà des beautés de ce pays, des merveilles de sa grande civilisation et au-delà de mon jugement inévitablement ethnocentrique, la découverte de cette importance du martyr en Iran m'a rendue perplexe et curieuse sur la façon de vivre les uns à côté des autres en étant si dissemblables en humanité. En effet mon éducation chrétienne m'avait dit qu’il y avait des martyrs au début du christianisme mais je m'en sentais tellement loin.

La naissance du chiisme et du premier martyr est fondée sur la guerre successorale de Mahomet. En concurrence avec les califes élus, Ali gendre de Mahomet et surtout son fils, Hussein, sont assassinés. C'est l'événement fondateur commémoré lors de la fête de l'Achoura qui dans mon enfance marocaine était une fête pour les enfants, tandis qu'elle est en Iran le rappel de la souffrance de Hussein.

Amin Maalouf dans Samarcande évoque le conteur-pleureur, "le rozé-khwan" qui, lors des fêtes, doit susciter larmes, hurlements, flagellation du public tandis que lui-même est lapidé et pseudo décapité. Ces martyrs rappellent un aspect ésotérique du chiisme qui est d'assurer la succession héréditaire et non élective comme dans le sunnisme, de Mahomet. On est dans l'intime de l'islam et les femmes transmettent la lignée par leur utérus de lumière. Chaque chiite est responsable de protéger la lumière face à la noirceur du monde partagé entre le bien et le mal depuis Zoroastre.

Mes découvertes n'étaient pas finies: dès l'arrivée de l'islam en Perse en 637, l'imaginaire historique fait fusionner la mort de Hussein à Kerbala en 680 avec le héros légendaire perse Siyavash, protoiranien, courageux, excellent cavalier, harcelé par les tromperies de toutes sortes dont celles de Sudabeh la femme de son père; cette dernière dit-on était prête à tout, même à tuer son mari, pour s'unir à Siyavash qui est réinterprété en Hussein dans la durée.

Entre ces deux épisodes, l'histoire islamo-persique récupère le Joseph de la Bible, trahi d'abord par ses frères qui le vendent comme esclave en Égypte où il se retrouve Premier ministre de Pharaon; Joseph est poursuivi par le chantage de la femme de pharaon, Zouleika, qui veut le posséder charnellement. Au hammam de Chiraz des fresques peintes représentent ces épisodes tragiques et glorieux de Joseph héros et martyr.

Le martyr est une femme quand Sharbanu, la fille du dernier roi perse vaincu, Yazgard, accepte de s'unir à l'envahisseur arabe Hussein et de transmettre à leur fils la lumière séminale.

Ainsi ce voyage m'a permis dans un premier temps de pénétrer une réalité insoupçonnée jusque là, celle du martyr qui est un fil rouge de l'histoire perse et A. Maalouf pense que si les iraniens vivent dans le passé, c'est parce que le passé douloureux est leur patrie.

Cependant ce fil rouge est intimement associé à des histoires d'amour et l'Iran m'a révélé à travers un de ses poètes du 15ème siècle, Djami, la victoire de l'amour lumineux sur les tentations mortifères. L'histoire de Joseph n'est pas que l'histoire d'un martyr. Grâce au poète soufi Djami qui reprend et prolonge ce qu'en disent la Bible et le Coran, Joseph était tellement beau que "sa beauté changeait en lumière les ténèbres" et Zouleika "servante du vrai amour", a incarné jusqu'à l'abandon d'elle-même toutes les facettes de l'amour mais aussi suivi son chemin exigeant.

C'est ce fil rouge aussi qu'il faut retenir de l'imaginaire persan. Les forces du présent de l'amour peuvent triompher du passé tragique.