Daouïa

Dans l’éternité…

A la lisière du douar, se trouve un enclos à l’intérieur duquel la maison est encore plus modeste que les autres. Un eucalyptus donne un peu d’ombre à une vache étique, attachée à un pieu.

La femme qui a vécu là est, au fil du temps, au fur et à mesure de ma découverte intime du monde et des gens, devenue un être tellurique et mythique à la dimension du cosmos. D’un espoir fou, j’espère qu’elle m’attend près de Bon Dieu, au paradis s’il y en a un.

Comment raconter la patience, le silence, la force de Daouïa ? Comment comprendre que nous avons vécu à ses côtés sans percevoir plus tôt la grandeur de son âme ?

Elle avait été notre laveuse. Une des images fortes que je garde d’elle, est de la voir partir sur la piste, vers la buanderie avec sur la tête, la bassine de linge. Telle Sisyphe, elle a porté et lavé notre linge, sachant qu’il serait aussitôt sali par les garnements insouciants que nous étions ! De surcroît, elle le lavait remarquablement bien sur la planche en bois, puis elle l’étendait au soleil. La peau de ses mains était toute flétrie d’être restée dans l’eau et le savon.

Elle ne se rebiffait jamais et nous avons honteusement abusé de sa patience voilée d’innocence. De ce fait, nous n’avons jamais eu accès à son monde intérieur, car nous ne cherchions pas à connaître ses secrets. Elle était mariée à un homme, Fakroun, bien plus petit qu’elle, mais qu’elle craignait. Elle était aussi effacée et peu soucieuse d’elle-même dans sa vie de famille, que dans son travail.

Un jour, nous l’avions vue revenir du souk avec une boule de naphtaline vendue par quelque sorcier, pour guérir le mal de dent. Et pourtant, elle savait soigner une plaie avec des feuilles de menthe.

Comment rendre ce sentiment d’échec d’être passé à côté d’une belle âme sans avoir vu qu’elle irradiait ? Elle était une âme légère sans conscience d’aucune identité pesante qui aurait entraîné l’amertume et la révolte ?

Un jour qu’elle lavait les murs de la cuisine, elle a glissé sur le carrelage dans un bruit qui laissait entendre que la terre allait s’entrouvrir, tellement le choc de son corps grand et massif ébranla le sol. Elle s’était relevée sans rien dire.

La force de son physique était alliée à la beauté régulière de ses traits. Sa démarche solide et puissante lui donnait l’allure d’un être mythique, issu de la terre.

Lors d’un de mes retours à Oulad Abou, je suis allée la voir, sachant qu’elle était malade. J’ai marché lentement vers sa petite maison. Elle était allongée à même le sol sur une natte, elle avait de la fièvre et semblait totalement absente d’elle-même.

Je me suis agenouillée près d’elle, et lorsqu’elle m’a reconnue, elle s’est redressée et s’est accrochée à mon cou avec des larmes qui coulaient sur son beau visage buriné. J’étais bouleversée par ce geste imprévisible.

L’abîme de mon indignité la plus totale s’est ouvert et mon âme misérable s’est déchirée avec un bruit sauvage comme on déchire un tissu. C’est peut-être cela l’expérience concrète de la transcendance : être brûlé par un geste de reconnaissance et d’amour qu’on ne mérite pas de recevoir.

Les forces qui lui restaient ont ployé ma nuque raide et mes larmes se sont mélangées aux siennes. Alors, un dialogue d’âme à âme a pu éclore pour la première fois.

Ainsi, mon voyage prenait son sens initiatique. Je revenais sur ces lieux pour recevoir l’onction de ses larmes de mourante, adoucir mon cœur égoïste, rétif et essayer d’apprivoiser la mort à mon tour.

Elle m’a donné un morceau de la vraie sagesse, celle qui met l’esprit en accord avec lui-même et avec la terre dont nous sommes pétris. J’emporte ce cadeau dans les bagages de mon âme.

Lors de mon dernier retour, ses fils m’ont annoncé sa mort. A la place de la tristesse, la paix m’a envahie avec la conviction que Daouïa parle avec les anges et qu’elle siège auprès de Moulana. Forte et libérée pour l’éternité, elle s’étonne de le voir s’impatienter devant les actions humaines et lui donne sagement des conseils de douceur et d’acceptation infinie.

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