Casa 2014 : le cimetière d'el Hank

Le cimetière el Hank de Casablanca est situé au bord de l'océan Atlantique et le rayon du phare du même nom le balaye la nuit. Il est aussi protégé par l'ombre de la grande Mosquée Hassan II et longé par l'avenue Mehdi Ben Barka. Quand la nouvelle plaque a été apposée j'ai pensé que c'était une punition, une vengeance infligée au révolutionnaire marocain, disciple de la révolution communiste internationale. Qu'avait-il à faire avec les vestiges des colons, avec leur cimetière?

Au fil des ans les nouvelles constructions qui remplacent les vieux bâtiments de la Marine, ironie du sort ou pas, indiquent que l'avenue Mehdi Ben Barka sera une des voies les plus cossues de la capitale. Il y a bien sûr les logements sociaux pas très loin qui s'écroulent parfois mais tout ce quartier du port est appelé à devenir une vitrine luxueuse de Casa.

Chaque année je me rends au caveau familial et chaque année je reste interloquée par la façon dont les gens ont enterré leurs morts durant la colonisation.

Dès que je pénètre dans l'enceinte je passe devant une stèle funéraire réalisée par mon arrière-grand-père, le père de Mathilde Gomis, l'héroïne de la Jarre brisée. Cette tombe est modeste par rapport à d'autres et surtout par rapport aux caveaux.

Une hiérarchie financière a départagé ceux qui n'ont pu choisir que la tombe et ceux qui ont eu les moyens d'édifier une petite chapelle. Peut-être que dans certains cas comme celui de Mathilde il y avait l'intention toute maternelle de protéger le corps de son fils mort à Monte Cassino et de conserver à l'intérieur de la pièce des souvenirs?

Toujours est-il que la comparaison avec la simplicité poétique des cimetières musulmans suscite nécessairement l'interrogation sur la motivation des colons de créer des petits temples art déco, des petits palais italiens...qui semblaient vouloir défier le temps et l'histoire.

Paradoxalement, au risque d'être sacrilège, l'humour a toujours accompagné notre relation avec le cimetière. En effet la tombe située en face de notre caveau portait la mention "à mon Zizi regretté...". Le ton était donné et les visites annuelles n'étaient jamais tristes et ressemblaient à la scène du début du film Volver de Almodovar.

Ainsi, peu à peu notre sens comique se portait aussi sur l'architecture délirante des caveaux qui imitait le classicisme ou le Baroque. Une histoire circulait même qu'au cimetière de Berrechid, la ville du célèbre asile psychiatrique sise à trente kilomètres de Casablanca, une femme de colons avait fait édifier à la mort de son mari un caveau en marbre doté d'un ascenseur pour enterrer trente-deux corps. On y avait vu là l'image de son immense chagrin. Néanmoins la psychologie humaine réservant des surprises, cette même femme avait refusé d'y être elle-même inhumée le moment venu!

Une fois porté un jugement hâtif et légèrement accusatoire sur ces constructions, on peut s'interroger sur leur luxe dispendieux et inutile. L'anthropologie y voit une forme du potlatch à travers laquelle tous ces gens coupés de leurs racines européennes et de leurs rites, s'étaient livrés des duels de chagrin et les avaient concrétisés dans une surenchère délirante de monuments éternels pour leurs morts.

En allant plus loin on peut même voir à l'oeuvre un travail de l'inconscient qui, sachant dans un de ses recoins que la colonisation ne durerait pas, s'empressait de pousser les colons à construire ces caveaux flamboyants.

Installée en France les cimetières assez uniformes et sages des villes m'ont paru sinistres. Je retrouve néanmoins au Pays basque un peu de cette surenchère lors de la magnifique débauche de fleurs dans les cimetières à la Toussaint.

Cette méditation sur ces rites qui touchent à la mort montrent qu'ils sont à la fois émouvants et dérisoires. Durant moins d'un siècle des gens pleins d'ardeur ont cru qu'au Maroc ils pouvaient et devaient créer de l'éternel, dans une posture sociale très peu nourrie de réflexion religieuse: point de retour à la poussière mais du marbre à profusion, des fleurs en céramiques, des déclarations d'amour gravées dans la pierre et de vraies petites maisons de luxe portant fièrement sur leur fronton le nom de famille.

Plus que le temps, c'est l'histoire qui a renvoyé tous ces bâtisseurs vers d'autres cieux, d'autres mœurs et qui a fait de ces cimetières des lieux de l'éphémère, de l'abandon et de ruines.