Le salon du luth

Pour Nadida, Mohamed, Hind, Kamal et Othman

La nuit était tombée et ma décision était prise. J'avais enlevé mes chaussures selon la coutume et j'avais choisi de ne pas allumer la lumière. Mes pieds reconnurent leur empreinte sur le tapis, ma main tâtonna sur le tissu broché qui recouvrait les banquettes. Les doigts s'attardèrent sur le relief des motifs, sur le poil rugueux des arabesques. J'enfonçais ma main pour le toucher, me heurter à son flanc bombé et pour que résonnât une des cordes avec un son aigu ou grave selon celle que le hasard des gestes avait choisie.

Ma quête s'avéra inutile. J'étais telle une mendiante dont la paume reste vide.

Craintive devant la perspective d'avoir perdu un trésor, je me décidais à appuyer l'interrupteur. Le beau lustre vénitien inonda la pièce de lumières colorées comme les rayons avant que la lumière ne soit blanche. Mes yeux se dessillèrent et se portèrent immédiatement dans l'angle du divan. Le luth était là, ma main n'avait pas fouillé assez loin. Il était tel que je l'avais laissé et il me racontait toujours la même histoire, inlassablement reprise.

Là, il y a plus d'un demi-siècle une de ces tragédies de palais s'était déroulée.

Comme tous les après-midis la princesse Lalla avait retrouvé ses amies et après les salutations et partages de nouvelles, elle avait saisi son luth et interprété des airs que ses compagnes reprenaient en fredonnant. Venait toujours un moment où elle jouait, seule, une mélodie que son amoureux appréciait particulièrement. Son esprit quittait le salon rempli de bruissements féminins et rejoignait l'élu de son cœur qui, grand caïd de la région, visitait ses administrés, rendait la justice et veillait à une paix sociale ancrée dans la tradition moyennageuse des droits et des devoirs de chacun mais, était aussi fragilisée de l'intérieur par des mouvements de révolte et des aspirations à un monde que l'on pense toujours meilleur.

Lalla quittait rarement le palais où elle vivait, néanmoins elle était certaine que son imagination soutenue par les notes du luth, lui donnait les vraies images du cavalier chevauchant sa monture dans la montagne, d'un hameau à l'autre, suivi de son escorte. Serait-il rentré ce soir pour la retrouver?

Le son brutal d'une lourde porte qui claque, parvint au milieu de ce moment empreint de douceur, de mélancolie et de désir. Des pas qui courent, des cris de peur confirmèrent l'événement inquiétant. Et puis une voix mâle dit clairement à l'esclave eunuque maître de l'intendance."Que plus personne n'entre et ne sorte de cette maison. Le caïd est aux arrêts. Désormais ce palais est une prison et fonctionnera comme une prison".

La main de Lalla continua d'exécuter le morceau entamé pendant que son cœur s'était presque arrêté de battre et que sa tête essayait de comprendre pourquoi tout autour d'elle était soudain plongé dans un désespoir bruyant et effrayant.

Les jours interminables d'incarcération commençaient.

Lalla ne voyait plus le caïd. Après quelques jours de prostration elle prit deux décisions: celle de rester belle pour le jour où elle le retrouverait et celle de jouer du luth, le temps que durerait l'emprisonnement.

Ses cheveux gardèrent leur éclat et elle prit grand soin chaque matin d'inventer une coiffure qui mettait en valeur l'ovale parfait de son visage, les arcs de ses sourcils, l'intensité de son regard net et franc sur le monde, le dessin de sa bouche qui trahissait une certaine fierté avant que le sourire n'illumine sa personne. Parfois elle nouait un foulard d'une façon inédite, telle une fille des îles. La servante complice des volontés de sa maîtresse choisissait les caftans offerts par le caïd. Au gré des semaines, ces vêtements luxueux scandèrent un rythme demeuré élégant et jamais négligé.

Le salon où les femmes se retrouvaient, avait perdu le plaisir des douceurs et de la joie de vivre; les pâtisseries et sucreries étaient interdites de même que les nouvelles et les rumeurs du monde extérieur. La chape de plomb de l'ennui manqua faire perdre la raison à plus d'une, si le son du luth de Lalla ne s'était pas élevé pour forcer ce fatal destin.

Les années s'effilochèrent et Lalla résista de toute ses forces, de toute la beauté de son corps et de son âme.

Je la connus longtemps après, alors que malgré son âge et les épreuves, elle était devenue encore plus belle dans l'aura de son élégance incroyablement originale. Toute sa personne trahissait la noblesse de son rang et surtout la noblesse de sa personnalité forgée par elle-même et le destin.

Etre en sa présence, à l'angle du divan où reposait son luth qu'elle ne prenait plus depuis que le caïd était mort, était comme écouter une histoire, son histoire. Jamais Lalla ne s'autorisa devant moi une émotion, l'évocation d'un mauvais ou d'un bon souvenir. La vie devait être faite de joies simples et de courage quand c'était nécessaire. C'est sa fille mon amie qui au gré de notre amitié et de mes curiosités me raconta la belle histoire de Lalla et de son luth.

Mes questions sont intarissables et dévoilent la fascination qu'exerce sur ma sensibilité la trajectoire d'une princesse plus forte que le sort réservé par l'histoire. Il m'est nécessaire de revenir sur le divan près du luth pour parler du passé et pour découvrir les prétentions vaines du présent. Si le temps, tel Chronos, avale les vies humaines, certains êtres témoignent durablement qu'il est bon de les avoir rencontrés.

Le divan et le luth que j'avais cru disparu, conservent le bonheur que j'ai eu de connaître Lalla et m'attirent inexorablement pour puiser la grandeur d'âme et l'élégance qui donnent à la vie son chatoiement.