La terre : les Mokrets et les Tirses

Les premiers jours ...

Au cours de mes séjours, je loge à Oulad Abbou chez ma nounou. Elle vit au village dans une belle maison à deux étages. Avec son mari Louïze et ses dix enfants, ils habitent là et m’accueillent simplement. De chez eux je voyage à pied ou parfois en car ou en taxi. Je pars le matin quand le soleil enveloppe le marcheur de sa chaleur ; cette sensation est très précise et intense au printemps, ou en hiver dans la fraîcheur de l’air ambiant. Je rentre le soir au crépuscule, enivrée de mes rencontres et du contact de cette terre avec laquelle, j’ai vécu par éclairs, de véritables épousailles.

La Chaouïa est une région écartée des routes touristiques, même si l’autoroute de Casablanca à Marrakech passe par Settat sa capitale. Elle ne présente apparemment d’autre intérêt que celui d’y vivre, mais, au cours de mes marches à pied, j’y ai senti battre le cœur de la terre comme on voit parfois le cœur d’un enfant battre frêlement sous la peau de sa poitrine. L’homme y puise son énergie vitale et se ressource à chaque cycle du soleil.

Les montagnes peu élevées de Ben Ahmed la bordent à l’est, une zone côtière océanique à l’ouest, et l’Oum er Bia au sud. Son site historique est la kasbah de Boulaouane dont la situation sur un promontoire au-dessus d’une boucle de l’oued, permet d’embrasser l’horizon. Les terres chaouis ne sont pas très fertiles, car la couche calcaire, hélas, n’est pas loin. Les champs sont remplis de pierres et de doums, et même quand le fellah a épierré son champ, d’autres pierres blanches et ocres apparaissent encore.

Les premiers jours après mon arrivée, je suis partie de bonne heure vers les Mokrets, dans la rosée du matin dont les perles s’accrochent aux tissages des araignées. Ces terres sont restées en friche et paraissent plus ou moins vertes toute l’année, avec une végétation sauvage et drue courant ci et là. L’hiver, ma mère y ramassait des asperges sauvages au goût amer, des champignons rosés des prés. Les récoltes les plus somptueuses se font toujours au printemps, quand les fleurs s’ouvrent dans toute leur majesté, sur des terres pauvres pour l’agriculteur, mais généreuses à l’état naturel. Les asphodèles se dressent sur leur tige ; en Europe, on les appelle les bâtons de Saint Jacques. Sous leur protection les autres fleurs s’épanouissent, chacune avec son tempérament : les iris mauves un peu figés dans leur port altier, les glaïeuls fuschia élégants, les soucis orange, modestes et têtus, étalés comme des tapis, les coquelicots séduisants mais qui fanent dès qu’on les cueille. Les plus voyantes sont les marguerites jaunes, épanouies et immenses, qui forment des massifs dans lesquels on peut se cacher. De grosses longues couleuvres y glissent après s’être chauffées au soleil, lovées dans un sillon. Ainsi, aller dans les Mokrets au printemps, c’est toujours revenir le cœur débordant et le visage enfoui dans une brassée de fleurs multicolores et odorantes.

Souvent, j’y rencontre Khelimi, le petit berger qui garde les vaches et les moutons. Il s’enquiert de ma santé, de celle de ma famille, et si je lui réponds que tout va bien, il en remercie aussitôt Moulana. Je lui rends son salut et parle avec lui de la bonne et de la mauvaise herbe, de celle qui nourrit le bétail amaigri après l’été et l’automne, et de celle qui fait gonfler le ventre des vaches. En effet, quand le trèfle pousse, c’est un moment bien critique du printemps et toute l’attention du fellah est retenue. Il se réjouit de voir l’herbe réapparaître sur les terres si désolées après les saisons chaudes, et, en même temps il s’en méfie comme d’un poison, car les bêtes ne peuvent supporter d’en manger excessivement. J’ai encore le souvenir de ces pauvres vaches gémissantes dont la peau du ventre gonflé, était tendue comme un énorme ballon. Si le vétérinaire n’est pas disponible dans l’instant, il faut bien du courage à celui qui osera planter le trocart à l’endroit précis du thorax de la bête pour la soulager. Le regard humide et implorant des vaches météorisées, comme de tout animal en souffrance, émeut peut-être plus que celui de l’homme parce que l’animal est sans défense. Ainsi Khelimi surveille attentivement le troupeau à longueur de journée car il sait bien malgré son jeune âge qui est plutôt celui du jeu, qu’il a devant ses yeux et sous sa responsabilité toute la fortune de ses parents.

A quoi pense-t-il le petit berger ? Rêve-t-il de quitter les animaux et le champ pour gagner beaucoup d’argent un jour, ailleurs ? L’exotisme est une notion tellement relative. Je n’ai aucun courage pour lui dire qu’il est dans un paradis, que ses haillons n’ont que l’apparence de la pauvreté et qu’il doit renoncer à ses rêves de voyage.

L’été, il a moins à faire car les bêtes peuvent aller là où elles veulent. La sensation de chaleur est alors écrasante ; le doum vert sombre et touffu y est roi et les petits escargots agglutinés dans les chardons et les épineux, au milieu des buissons, font des tâches blanches qui ressemblent à des fientes d’oiseau.

Aux alentours de ces terres incultes, que traversent les troupeaux, et aussi les enfants des douars rentrant de l’école, se trouvent les terres arables où il se passe toujours quelque chose. Le fellah travaille son champ. Il est émouvant dans son burnous marron que sa femme a tissé avec la laine des moutons, et qui est de la même couleur que la terre. Au loin, je reconnais Belloul, le frère de ma nounou, qui laboure sa parcelle dans un nuage de poussière avec un soc de charrue tiré par un mulet. Il prépare la terre pour l’an prochain. Après la pluie il l’ensemencera à la volée, il la désherbera et la moissonnera si Moulana le veut. Les pics-bœufs impassibles assistent à ces activités à la recherche des vers dans le sol ou sur le dos des animaux. Ces terres défrichées et délimitées par les murets de pierres, m’ont toujours rassurée au milieu de ces horizons infinis ; on les appelle les Tirses ; elles sont fertiles quand la pluie est bonne et régulière de novembre à avril. L’orge, l’avoine, le blé surtout, y poussent au gré des saisons. Les champs prometteurs qui ondulent dans les tons de vert ou de bleu, car certaines années la pluie tarde à venir, comble le regard de celui qui scrute ce que la terre lui donnera. Puis ils deviendront soudainement blonds et dorés. Les épis se dresseront, prêts à ployer. Après la moisson, le fellah pourra nourrir sa famille sans peur du lendemain. Au souk il échangera le fruit de son travail contre les objets utilitaires et éventuellement contre quelques colifichets et friandises, contre un peu d’inutilité dans cette vie si dure, pour gâter sa femme et ses enfants.

Mon père nous interdisait de fouler les épis ou de les cueillir sans raison. Il nous a ainsi enseigné la sacralité du don de Dieu et du travail de l’homme.

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