Le taxi

Le jour où…

Prendre le taxi pour aller d’Oulad Abbou à un autre endroit,à Casablanca par exemple, est l’occasion de découvrir la façon dont les gens du village qui n’ont pas de voiture, se déplacent.

Je dois aller à Dar el Beïda, et moi la fille de colon qui a toujours voyagé en voiture personnelle, je décide de me déplacer comme la population. A Oulad Abbou, les taxis sont verts et jaunes, pour la plupart des Mercedes ou des Peugeot très usagées auxquelles il faut confier sa vie, le temps d’une heure de trajet.

J’ai un peu d’appréhension, Mohamed, le fils de ma nounou le devine et propose de m’accompagner. Nous attendons devant la station d’essence, car le principe est qu’un taxi part une fois plein, c’est-à-dire quand six passagers ont payé quinze dirhams, coût du transport. Le trafic avec la ville est tellement dense, qu’un taxi part toutes les dix minutes environ.

Nous nous installons à l’avant, Mohamed entre le chauffeur et moi, et les quatre autres montent à l’arrière. Personne ne parle mais le poste débite à tue-tête des versets du Coran car nous sommes en plein Ramadan. Ainsi, le voyage soutient la louange à Allah en cette période de privation.

Le chauffeur expérimenté, roule vite, double les cars et les camions de paille qui sillonnent en permanence la moindre route marocaine transportant leur cargaison dorée aux quatre points cardinaux du pays.

Il veut être de retour au village avant la rupture du jeûne, or, le soleil a commencé à décliner entre les nuages orageux. Au bout d’un moment il se met à pleuvoir, et le chauffeur s’arrête pour mettre les essuie-glaces en route en trafiquant dans le moteur.

Quand la pluie cesse, il les laisse grincer sur le pare-brise. Il n’est pas très avenant mais, c’est le Ramadan. Il est peut être gêné qu’une femme occidentale soit dans son taxi. Il n’apprécie pas mes salutations en arabe au moment de nous séparer. Cette difficulté à communiquer est une souffrance que je ressens fortement car, elle repose sur une incompréhension mutuelle.

La ville blanche plonge immédiatement les boujadis qui débarquent, dans l’anonymat le plus complet, et, chacun s’empresse de se raccrocher à un autre taxi, ou à un bus qui le conduira dans un derb, chez des parents citadins.

La ville est gigantesque ; elle a grandi en quelques décennies autour de la vieille médina et des quartiers européens. Au centre de la cité, certains immeubles, sont de véritables joyaux de l’art décoratif des années trente, dans le travail du crépi des façades, des portes d’entrée et des encadrements de fenêtres. Sur les murs se devinent encore quelques vieilles publicités du vin Chaudsoleil, aujourd’hui interdites. Un Bacchus indolent et couronné de laurier, y cueille des pampres fabuleux.

Mais la ville est avant tout arabe et, depuis cinq ans, la grande mosquée protège des millions de casablancais, et aussi, tous ceux qui sont en mer, puisqu’elle est construite sur l’océan. On la voit de n’importe quel endroit de la ville, dominée par les trois boules en or qui surplombent le minaret blanc décoré de stuc et de mosaïques bleues et vertes.

Le phare d’El Hank qui surprenait par sa taille, semble minuscule à présent.

A Casa, ma ville natale, j’ai mes repères et j’aime particulièrement marcher dans la vieille médina près du port. Elle est faite de blocs géométriques ocres et blancs, interrompus par des mosquées et des jardins ; jadis, ce quartier était stupidement appelé « les planches » parce que de vraies palissades le séparaient de la ville moderne, et ces planches représentaient l’interdit infranchissable entre les communautés.

Il est devenu peu à peu le quartier de tous les échanges, une véritable zone franche où les règles ne sont pas les mêmes que dans le reste de la ville. « Aller derrière les planches » caractérise encore une manière marginale de faire ses achats dans la perspective de faire une bonne affaire.

Davantage au cœur de la ville, les Habbous, limitrophes du palais royal, sont plus traditionnels avec leurs bâtiments classiques aux tuiles vernissées vertes. Les élégantes de Casablanca viennent y faire leurs achats, dans les kissarias qui regorgent de cuivres rutilants, de meubles en cèdre odorant, de tapis tazenakht, de caftans colorés et brillants, dansant sur leur cintre. Les odeurs de la pâtisserie Benis embaument l’atmosphère. Nul ne peut quitter cet endroit, sans acheter quelques cornes de gazelles.

Afin de sentir la ville dans ce qu’elle veut bien me livrer d’elle, je reviens en son centre pour fureter à la librairie du Maârif, appelée le Carrefour des livres. Toutes les éditions marocaines y sont disponibles. L’échange d’analyses et d’impressions avec ceux qui y travaillent, est toujours possible et enrichissant.

Malgré son gigantisme, Casablanca reste vivante et colorée grâce à tous les marchés en bois vert, qui correspondent à autant de quartiers ou de derbs. Les étalages abondants en légumes, fruits, viandes, pâtisseries, surtout en période de Ramadan, rappellent sans cesse que les marocains aiment acheter, marchander et célébrer dignement la fête.

Mais, le signe le plus manifeste du raffinement de cette ville immense et gaie, est le réseau multicolore des marchés aux fleurs ouverts très tard dans la nuit ; ainsi, dans leur abri en bois, les marchands, attendent patiemment sous leur loupiote ; ils veillent avec humour et tendresse sur les désirs des habitants et la beauté éphémère des fleurs. Les mendiants aussi, appartiennent à cet ordre social et économique. Ils savent bien dans l’euphorie générale du Ramadan, que le devoir du musulman est de soulager le pauvre ; leur patience à la sortie des magasins ou des marchés sera récompensée.

Pourtant, certains réseaux de mendicité organisée, commencent à jeter le discrédit sur ce pilier de l’islam qu’est l’aumône. A la sortie d’un marché du centre de la ville, vers une heure de l’après-midi, j’ai observé le manège d’une matrone qui récupérait l’argent mendié, auprès d’un groupe de jeunes femmes en haillons qu’elle avait installées avec bébé et biberon.

La ville appartient en réalité aux enfants qui ne font qu’un avec elle, surtout quand ils ne sont pas scolarisés, et qu’ils assument des petits métiers dont celui de rendre service, pour quelques dirhams. Un jour que j’étais en quête d’un échange de vêtement dans la vieille médina, l’un d’eux m’a déclaré : « qu’est-ce que tu cherches ? Ici tu trouves tout ce que tu veux », et il a immédiatement solutionné mon problème.

Pourtant au bout de quelques jours, je quitte Casa et son mouvement perpétuel sans regret. A la sortie de la ville, à même la terre, quelques artisans proposent encore des meubles en bambous, de la vannerie et des poteries. Dès que la voiture prend de la vitesse, mon regard plonge avec soulagement dans le bled, vers les dahias et l’horizon lointain, ponctué seulement par les dômes blancs des marabouts.

Les kilomètres de route défilent, longés par les lignes téléphoniques et électriques, quand, au détour d’un virage, je reconnais les anciennes fermes de colons. Qu’elles aient été riches ou modestes, elles se ressemblent toutes à présent dans ce qu’il en reste.

L’éolienne a perdu ses ailes, le jardin a disparu, les feuilles des eucalyptus ne cliquettent plus dans le vent, la véranda s’est écroulée, les murs sont lézardés, mais l’ensemble tient encore. Derrière la porte et les volets clos, un pan de vie est peut-être encore là.

Si j’ouvrais la porte, j’en reconnaîtrais le grincement, si je poussais le volet, je verrais mon père et ma mère installés sur la véranda discutant avec un visiteur toujours bienvenu… Ces maisons sont les gardiennes du temps vécu et de nos secrets.

Nous sommes presque arrivés à Oulad Abbou. Fatma m’accueille, devine ma fatigue et ma nostalgie. Elle me laisse un moment, plongée dans ce passé irrémédiablement disparu, comme effacé, dont on se demandera un jour s’il a vraiment existé ou s’il n’a été que le rêve vécu de quelques aventuriers.

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