L’arrivée de Jean-Baptiste au paradis

Le paradis était tout en émoi, non d’une agitation bruyante et désordonnée mais plutôt saisi d’une émotion diffuse et bruissante d’un chuchotis ondulant. « Où en est-il ? Pousse-toi, je veux le voir… Oh ! il est encore loin » entendait-on. Plus précisément des femmes se tenaient près de la grande porte d’entrée et tendaient leur cou pour voir quelque chose qui se passait à l’extérieur. Les hommes, en retrait, les observaient, amusés et moqueurs. Un seul était très mécontent et manifestait sa colère à travers un silence renfrogné que personne n’osait interrompre : il était le plus grand et le maître des lieux, c’était saint Pierre. D’ailleurs nul ne protesta quand il ferma lui-même brusquement les hautes portes du lieu avec ses grandes clés avant l’heure prévue. Chacun retourna sur son nuage, souhaitant que demain arrivât très vite afin de voir comment les choses allaient tourner. Un « bonne nuit ! » furtif et distrait circula.

Que se passait-il ? Quel évènement provoquait ce remue-ménage au pays du bon Dieu qui, là-haut sur son nuage divin, était bien le seul du lieu à en ignorer la raison ? En effet, quelques milliers d’années après la création du monde, Dieu, peut-être un peu fatigué, avait décidé de tout déléguer à saint Pierre, son grand intendant. Les hommes l’intéressaient moins. C’est ainsi que Dieu se retrouva à l’écart de ce qui arrivait dans le ciel, sur la terre et dans les eaux. Beaucoup de choses se produisirent sans qu’il soit au courant.

De fait, le bruit était parvenu à travers les airs, qu’un certain Jean-Baptiste était en route vers le paradis, mais, le plus important aux yeux de Saint Pierre et qui expliquait son grand mécontentement, était que sa réputation de très bel homme avec son regard fier et sa démarche altière, l’avait précédé. Jean-Baptiste avait le don de plaire sans chercher à plaire. Les paradisiennes, averties par la rumeur et toujours en quête d’émotion, en étaient toutes émoustillées. « Il paraît qu’il est si beau ! » murmuraient-elles en joignant les mains. Or saint Pierre qui jouissait jusqu’à ce jour d’un prestige exclusif et inégalé auprès de la gente féminine, n’admettait en aucune façon l’idée de devoir partager sa suprématie avec quiconque, sauf avec Dieu bien sûr. Mais personne au grand jamais, n’avait envisagé de rivaliser avec Dieu.

Car saint Pierre se sentait tomber de son nuage dès qu’il envisageait la présence d’un concurrent. Il est vrai que lui-même était un homme magnifique, harmonieux dans les traits de son visage et dans l’allure de son corps chenu certes, mais encore capable de vaquer avec beaucoup de majesté et d’élégance diplomatique à l’organisation du pays des nuages. Le bon Dieu l’avait repéré alors qu’il était chef des pêcheurs aux alentours d’un grand lac et avait apprécié son attitude aussi pertinente que juste, dans la facilité quand la pêche était bonne et surtout dans les épreuves quand Pierre veillait à ce qu’aucune famille de pêcheur ne manquât de rien. Ainsi Dieu l’avait choisi afin de veiller à ce que chaque nouvel arrivant au paradis, une fois inscrit sur le grand livre des admissions, ait son nuage mais aussi pour qu’une entente à la fois joyeuse et sage régnât entre ceux qui étaient parvenus jusque là, souvent après un long parcours.

La vie au paradis consistait à se réjouir de ce qu’on avait désiré ardemment toute sa vie : être auprès de Dieu et chanter ses louanges. Tous acceptaient l’autorité sereine et équitable du grand et bel intendant, notamment les femmes qui cherchaient avec coquetterie à être remarquées de lui par leur belle voix, ou par des propos pertinents. Sans le montrer, saint Pierre était très sensible à toutes ces marques d’admiration qu’il traduisait par un « hum, hum » de plaisir, il ne s’en lassait pas, sauf quelques agacements devant les plus entêtées et il s’était accoutumé à régner avec bienveillance et sans partage sur les habitants du paradis, de telle sorte que ses prérogatives et ses décisions ne soient jamais remises en cause. Il était le chef incontesté du pays du Bon Dieu.

Néanmoins, la jalousie, puisqu’il faut bien appeler les choses par leur nom même au paradis, lui inspira au cours de la nuit, le projet peu scrupuleux de refouler ce futur rival. Dès le point du jour, il somma un de ses fidèles, dit le Zélé, d’interrompre la progression régulière et cadencée de Jean-Baptiste sur le chemin qui monte vers le ciel et de le renvoyer sur terre. « Empêche-le par tous les moyens d’arriver ici » proféra-t-il. Il ne consulta pas Dieu qui aurait jugé le procédé malhonnête, d’autant plus que Dieu ne connaît pas la jalousie et a beaucoup de difficultés à comprendre les hommes quand ils en sont saisis et tout chamboulés. Le créateur, dans sa perfection et parfois son indifférence, est à l’abri de toutes les tentations et sourit avec indulgence des situations inextricables et inconfortables dans lesquelles les humains se précipitent.

Quand le Zélé croisa Jean-Baptiste grimpant sur le sentier, se croyant près du but, il fut très gêné et, en bredouillant, lui intima de rebrousser chemin : « Tu ne peux pas entrer au paradis, saint Pierre est formel ». Alors l’âme de Jean-Baptiste fort surprise, perdit momentanément conscience d’elle-même, se recomposa et retrouva sa forme corporelle. Quand il se réveilla, il était de nouveau sur la terre avec le souvenir d’avoir traversé un tunnel, entrevu une lumière radieuse et entendu des chants célestes après avoir inexplicablement rebroussé chemin malgré quelque chose de sublime qui l’attirait au bout du passage.

L’existence qu’il reprit fut en rupture avec sa vie précédente. Il continua d’être un disciple fidèle du bon Dieu mais de manière encore plus vraie, plus exigeante, plus dépouillée. Il s’installa au pays de Salam dans le dernier village au bout d’une longue route près d’une montagne bien dessinée qu’on appelait le Sein de la négresse. Sur ses flancs arrondis, les paysans menaient une existence solitaire et très laborieuse. Et de ce jour on vit Jean-Baptiste par monts et par vaux pour assister les hommes et être un serviteur du bon Dieu à sa façon. Lui-même se désignait comme le mécanicien des âmes. Il avait acquis au cours de sa vie ce savoir difficile réservé à ceux qui pénètrent les esprits sans les violenter et ont le pouvoir d’en retirer les petites épines qui agacent, les grosses échardes qui font mal, d’en adoucir les plaies et d’en réparer les pièces cassées. L’âme, ainsi remise en état, et encore brinquebalante, pouvait rouler quelques temps sur les chemins chaotiques de l’existence.

Dans ce village isolé, vivait un poète tourmenté et torturé par son pouvoir créateur. Il dressait face aux éléments son tourment fiché en lui tel un pieu, quand ce qu’il voulait dire restait muré au fond de sa gorge et que son âme volait en éclats. Des cris déchirants sortaient de sa poitrine. Jean-Baptiste le rejoignait et avec des paroles rudes et simples : « Viens près de moi, donne-moi ta main, tu écriras encore, n’aie pas peur, voilà, voilà… », agissait sur le corps et l’esprit du poète qui retrouvait le fil de ses images et l’air de ses poèmes. Il y avait aussi un pêcheur de truites ; on pouvait l’apercevoir escaladant les chemins les plus abrupts, tôt le matin ou tard le soir. Il était libre, sauvage comme l’eau du torrent et braconnait le long des rivières, défiant les gardes et les hommes, vivant seul dans la forêt. Mais, sans hésiter et sans l’ombre d’un calcul, dès qu’il voyait Jean-Baptiste, il sortait de sa vieille besace le poisson moucheté, visqueux, insaisissable même mort et qui lui avait demandé tant de peine. Il le lui offrait avec brusquerie : « prends-le, offre-le à ceux qui ont peur de moi et qui me fuient ». Il savait que le disciple le donnerait sans hésiter à la jeune accouchée encore étonnée d’avoir donné la vie, ou au vieillard abandonné qui attend patiemment la mort et se réjouit d’une dernière saveur terrestre.

Peu à peu, de tous les coins du pays de Salam on était venu le voir, qu’on soit un jeune artiste arrivant d’on ne sait où, un contrebandier pressé, un savant plein de doutes, un homme en fuite cherchant refuge. Quand Jean-Baptiste leur parlait, tous se sentaient reconnus, réparés dans leur âme, réconciliés avec eux-mêmes et repartaient confiants, regardant la vie avec reconnaissance en murmurant un « merci » qu’ils avaient presque oublié. Ainsi Jean-Baptiste vivait avec les hommes mais il avait rompu avec la société de ceux qui cherchent la sécurité, la réussite et le pouvoir. Il avait définitivement dit non aux décorations, promotions, corporations, ambitions et autres, et on l’avait peu à peu oublié dans son village au pied du Sein de la négresse.

Cependant l’heure de quitter la terre sonna à nouveau pour lui. L’esprit et le corps étaient vraiment usés mais le disciple était toujours beau au-dehors et au-dedans de lui, d’une beauté sculptée dans la dureté de la vie, comme un motif buriné dans la pierre ou un morceau de bois. Il se languissait de Dieu. Un soir, Jean-Baptiste quitta la terre en dormant et se retrouva sur le chemin des âmes quand, après avoir quitté le corps, elles tendent vers leur destination finale. Cette fois, saint Pierre dont la jalousie n’avait pas cédé d’un pouce, anticipa sur l’évènement et expédia son rival directement au purgatoire sous prétexte qu’il avait été fier et orgueilleux dans son existence. Le Zélé fut de nouveau commis pour indiquer la bifurcation du Purgatoire à la croisée des chemins, car aucune âme n’y va volontiers sachant qu’elle devra patienter avant que saint Pierre décidât de l’admission au paradis. Quand Jean-Baptiste entendit « va par là, tourne à gauche » alors qu’il pensait aller tout droit, il flaira la manœuvre et toisa le Zélé qui peu fier de sa mission et peu hardi, se dépêcha de regagner le giron de son patron.

La déception de Jean-Baptiste se dissipa rapidement quand il vit la joyeuse assemblée qui attendait le nouveau venu avec curiosité au purgatoire et le salua avec des « Bonjour l’ami, bienvenu au palais de l’humour, viens, entre. C’est moins beau que là-haut mais c’est beaucoup mieux qu’en bas ! ». Il trouva là un vieil anarchiste, des révolutionnaires, des utopistes, des philosophes, des ratiocineurs, des versificateurs, des sophistes, des fortes têtes, des esprits forts et tous les amateurs de bons mots et de jeux verbaux. Chacun avait péché par son peu de modestie tellement le talent lui avait permis de briller et de se croire parfois intelligent. Et même si la graine de bonté semée dans leur âme les taraudait du désir de retrouver Dieu, tous jouissaient pleinement du laps de temps octroyé pour se purifier et durant lequel ils pourraient encore être drôles et légèrement méchants. Jean-Baptiste s’intégra immédiatement dans la compagnie en qualifiant le Zélé qui était la bête noire du lieu et surtout un peu graisseux, de « saint doux ». Mais quand le sujet roula sur la mort il acheva de conquérir son auditoire par une approbation générale en parlant de la mort sûre et de sa « morsure » à la fois douce et cruelle comme un baiser empoisonné.

Au paradis, pendant ce temps, tout n’allait pas pour le mieux car le plan de saint Pierre avait été éventé et les récriminations prenaient des allures de protestations silencieuses. Les femmes déçues dans leur curiosité, étaient parvenues à ranger les hommes de leur côté en dénonçant le sort injustement réservé au malheureux disciple. La cordialité, la joie et l’allégresse qui imprégnaient habituellement l’air du pays des nuages, s’étouffèrent peu à peu. Les rouages, cordages et autres machines ne grinçaient presque plus d’un étage à l’autre et chacun commençait à devenir méfiant dès qu’il livrait ses pensées car des clans se formèrent de nuage à nuage. Saint Pierre, dont l’attitude était plus agacée, moins bienveillante, parvenait difficilement à faire croire qu’il était étranger à cette hostilité sourde et surtout à maintenir Dieu hors de ses manigances pour écarter son concurrent Le paradis ne s’était pas encore assoupi sur l’ordre d’une fée, mais il retenait son souffle et son entrain, privé de l’allant de son chef d’orchestre. Les derniers arrivés, une fois inscrits sur le grand livre, avaient le sentiment que quelque chose de bizarre se passait en ces lieux pourtant si réputés.

Alors devant tant de manque d’enthousiasme, Dieu s’ennuya et poussa des soupirs à fendre l’âme. Plus rien ne vint l’étonner, le ravir comme il aimait à l’être et il se prit à regretter d’avoir délégué à son grand intendant toute l’organisation des nuages et de leurs habitants. « Je crois que j’ai eu tort de tout confier à Pierre. Je me suis trop peu intéressé aux hommes ces derniers temps et à présent la situation m’échappe » se disait-il à lui-même en grattant sa barbe. Les chants de louanges s’affadirent, puis ne le charmèrent plus du tout. A l’ennui de Dieu succédèrent sa tristesse et la tentation de la déception. Saint Pierre s’en inquiéta et mit tout en œuvre pour le sortir de sa morosité en lui annonçant l’arrivée de l’homme-oiseau.

Cet homme avait eu, durant sa vie sur terre, le don de raconter des histoires et de réchauffer le cœur des gens. Il devait son nom à une coutume du pays de Salam, qui veut que le nom de la maison soit le même que le nom des gens qui y vivent ; sa maison était la maison des oiseaux et pour cette raison il partageait avec la gente ailée la joie de vivre, l’amour des éléments naturels, le goût de la liberté et surtout le plaisir de raconter. Il avait eu une grande amitié avec une vieille colombe et dans les longues veillées d’hiver, elle lui avait appris à dire des mots qui réconcilient les hommes avec eux-mêmes. Son arrivée au paradis suscita des acclamations de bienvenue sans aucun danger pour le prestige de saint Pierre qui fit en sorte que le nuage de l’homme-oiseau ne soit pas trop loin de Dieu et l’on vit peu à peu ce dernier se laisser apprivoiser, recommencer à sourire, puis à éclater de rire aux propos du nouveau venu. Celui-ci, avec son joli accent chantant, lui racontait des histoires de gens, souvent simples, car il avait su croquer leur sagesse naïve ou leur naïveté sage. « Ecoute, disait-il à Dieu, tu vois là-bas sur terre, dans cette maison, un homme a une femme parfois amère. Alors quand il est trop triste, il part dans la rue, s’assoit dans un café en face de chez lui et guette le moment furtif où sa femme passera devant la fenêtre, car il y a bien longtemps, c’est en la voyant passer à cette fenêtre qu’il était devenu amoureux d’elle. Puis il rentre chez lui avec sa vision, prêt à entendre tous les sarcasmes de la femme acariâtre et pose sur elle l’image de la jeune fille gracieuse qui l’avait séduit un jour de printemps ». L’homme-oiseau parlait aussi des histoires de la terre, du soleil, des étoiles, du feu, du vent, de l’eau qui coule ou qui manque et du blé qui pousse obstinément jusqu’à la moisson. « Regarde ta création, Dieu, regarde ces champs, l’épi est gonflé et donnera du grain si la pluie de printemps vient l’aider à pousser… Mais tu vois là-bas, le feu a tout brûlé, le vent disperse les cendres et le paysan contemple sa parcelle avec désolation… Regarde bien les hommes, Dieu, ne les oublie pas alors que tu es dans le confort de ton paradis : ». Dieu hochait la tête et lui demandait de parler et de parler encore jusqu’à ce qu’il s’endorme ou fasse semblant. En réalité, Dieu dans son isolement cherchait passionnément la tendresse des hommes car il en avait besoin pour se rassurer sur le bien fondé de sa création et il regrettait amèrement de s’en être désintéressé. A présent la mauvaise ambiance du paradis l’attristait grandement. Mais dès qu’un brin de bonté humaine se manifestait, il reprenait confiance et espérait une récolte de choses bonnes et belles. Néanmoins, même Dieu peut se bercer d’illusion.

Ainsi un jour, inopinément, l’homme-oiseau qui avait bien connu Jean-Baptiste quand il était mécanicien des âmes, découvrit la supercherie de son absence et simultanément la jalousie de saint Pierre. L’embarras de ce dernier fut comme un aveu quand il dut expliquer le retard du disciple pour arriver au paradis, dévoilant ainsi un tempérament exclusif et l’amour du pouvoir. L’homme-oiseau fut très déçu, tenté de se mettre en colère bien qu’il soit au paradis et d’apostropher saint Pierre, mais son air malheureux et rongé par la jalousie l’attendrit. Le vieux gardien, penaud, ne bronchait pas. Les paradisiens attirés par la scène, n’attendaient que d’avoir un meneur pour donner libre cours à leurs revendications contenues depuis trop longtemps. Les femmes ne supportaient plus l’ingérence de saint Pierre dans toutes leurs affaires ; quant aux hommes, ils ne voulaient plus passer sans cesse aux second et troisième rangs puisque saint Pierre occupait toujours le premier. L’intransigeance injuste vis-à-vis de Jean-Baptiste était devenue insupportable pour tous. Tout allait de plus en plus mal au paradis, dans l’indifférence de Dieu.

Mille suggestions furent avancées pour débloquer la situation et changer les choses. L’agitation était à son comble et plongea saint Pierre dans une fureur dévorante. Ses beaux cheveux et sa barbe peignée s’embroussaillèrent, ses yeux s’allumèrent de rage et devinrent des dards perçants ; il ferma violemment le grand livre, attacha solidement les clés à sa ceinture et s’enfonça dans son nuage, postant le Zélé à l’entrée pour barrer toute tentative de pénétration. Saint Pierre barricadé, le paradis se retrouva muet, les mélodies s’étant tues définitivement. Le pays des nuages habituellement occupé à chanter merveilleusement les louanges de Dieu, était soudain plongé dans le plus grand désarroi.

L’homme-oiseau prit la tête de la révolte et réunit les représentants des différents nuages. Plusieurs questions se posaient « Qu’allons-nous faire ? Faut-il prévenir Dieu et dénoncer saint Pierre ? ». L’assemblée convint que la délation était un vilain procédé inacceptable au paradis. Il fallait agir autrement et sans Dieu pour faire céder le grand intendant obstiné. Parmi plusieurs idées, la solution de voler les clés de saint Pierre et d’introduire Jean-Baptiste clandestinement, rassembla les suffrages. L’esprit d’aventure et de malice s’était réveillé et de nombreux candidats levèrent le doigt pour tromper la vigilance du gardien des lieux et surtout de son acolyte.« Il faut leur faire fumer une herbe euphorisante » dit un vieux poète, « non, il faut leur faire boire un bon vin », répondit un vigneron, « Mais non, il faut leur faire écouter une musique envoûtante » leur rétorqua un musicien… Autant de projets qui se croisaient d’un nuage à l’autre. Tous espéraient un relâchement de l’attention permettant de passer sur le Zélé bloquant l’entrée, de prendre subrepticement les clés accrochées à la ceinture de saint Pierre, d’ouvrir doucement la porte à Jean-Baptiste prévenu du stratagème et de remettre les clés à leur place. On supputait qu’une fois sorti de sa grande colère, saint Pierre accepterait le fait accompli, l’homme-oiseau se chargeant de l’en persuader. Mais c’était compter sans la vigilance et la méfiance du Zélé qui refusa toute boisson, musique ou fumigation.

Pourtant ce ne fut pas faute de ménager les efforts pour préparer les nectars, les parfums et les sons magiques. En fait, tous les paradisiens eurent une nuit exceptionnelle durant laquelle ils rêvèrent du temps où saint Pierre enchantait leur vie, communiquant à tous son amour indéfectible de Dieu et où la vie au paradis était ce que les âmes des hommes pouvaient désirer de plus beau. Le lendemain, dans le dégrisement, il fallut se rendre à la réalité : saint Pierre était toujours fâché, le cœur dévoré de jalousie et Dieu étrangement absent. On envisagea une nouvelle solution et on tomba d’accord sur une manifestation générale de tous les paradisiens où on réclamerait à Dieu d’user de son autorité divine pour exiger le retour immédiat de Jean-Baptiste.

Le parcours devait démarrer devant le nuage de saint Pierre et se terminer devant le palais de Dieu. Entre ces deux endroits, il était prévu d’emprunter tous les passages entre les nuages et de lancer des slogans pacifiques tels que « l’égalité au paradis », ou « le paradis pour tous » en alternant avec des chants de marche. La manifestation s’ébranla et le paradis connut un vacarme inédit qui eut l’effet voulu. Le cœur de saint Pierre craqua et se brisa, et Dieu ne put plus ignorer le pourquoi de tous les malheurs qui s’étaient abattus sur le paradis depuis quelque temps.

Alors Dieu battit sa coulpe et sortit de ses soupirs. Il se redressa, descendit de son piédestal et décida d’agir. De sa grosse voix qui roula sur les nuages, il déclara : « Je reprends le paradis en main et vous devez m’entourer », tout en se disant à lui-même « mon isolement divin était devenu de l’indifférence ; il faut réparer cette erreur et aider saint Pierre à se réconcilier avec lui-même au lieu de l’accabler », mais personne ne l’avait entendu. La foule des paradisiens était là, curieuse de voir comment Dieu allait s’y prendre, lui qui ne s’occupait plus de rien depuis si longtemps. Dieu les surprit tous car ce n’est pas son autorité, ni son pouvoir qu’il manifesta, mais la volonté de raconter une histoire, « l’histoire de saint Pierre avant qu’il ne soit le chef du paradis » annonça-t-il. Alors chacun se cala dans les nuages pour écouter.

Dieu commença : « Dans sa jeunesse Pierre qui n’était pas encore un saint mais un jeune pêcheur travailleur, honnête et assez fougueux avait passionnément aimé une jeune fille noire nommée Nadida ; elle était venue d’un pays lointain avec une caravane de chameaux transportant du sel et des épices. Dès qu’il l’avait vue lavant du linge au bord du lac où il pêchait, Pierre s’était juré qu’il ne pourrait vivre un jour de plus sans elle, sans caresser sa peau sombre, sans croiser son regard étrange, sans jouir de sa présence. Sa main lui avait été accordée après quelques tractations car la jeune fille était étrangère.

La date des épousailles était fixée et il tardait à Pierre de l’installer dans sa maison. Mais, piquée au talon par un scorpion jaune, la fiancée était morte la veille de ses noces. On l’avait inhumée dans le sable près d’une oasis, le visage tourné vers l’orient. Pierre avait manqué mourir de douleur. Marquant un temps de silence plein de compassion, Dieu rajouta : « Les jours et les nuits pleins de chagrin se sont succédés, longtemps. Puis, la souffrance apprivoisée, il a continué à prendre du poisson. Il s’est marié menant une existence d’homme juste mais sans passion. Enfin il est devenu le chef de tous les pêcheurs du lac. C’est ainsi que je l’ai remarqué et choisi pour lui confier les clés du paradis ». Dieu était devenu songeur à l’évocation de ces souvenirs.

Les paradisiens écoutèrent le récit attentivement, étonnés des confidences divines et comprenant un peu mieux l’âme blessée de saint Pierre, mais une chose les gênait car ils ne voyaient pas du tout où Dieu voulait en venir avec cette histoire énigmatique de jeune fille morte il y a bien des années. « Et alors ? » dirent-ils en chœur comme des enfants qui attendent la suite du récit. Devant leur attente, Dieu dévoila son plan et parla du pouvoir des histoires qui rendent la paix aux gens : « L’homme-oiseau m’a guéri avec les histoires des hommes qui sont en réalité les miennes. Il faut rendre à saint Pierre son histoire mais seule Nadida, qu’il faut retrouver, peut toucher le cœur du vieil homme ». Dieu continua : « Partez immédiatement à sa recherche et fouillez tous les nuages ». Le créateur souriait du défi lancé aux paradisiens et surtout aux paradisiennes très intriguées. Puis il se tut après les avoir congédiés, se retirant dignement sur son immense nuage. « Le pire est peut-être passé » lança-t-il à l’homme-oiseau avant de disparaître dans la nuée.

Les femmes se précipitèrent dans tous les coins et recoins du paradis, escaladèrent les nuages, visitèrent les jeunes paradisiens toujours désordonnés quand, presque découragées de leurs recherches vaines, elles découvrirent la jeune fille un peu à l’écart de ses camarades ; elle chantait une mélopée en regardant les derniers rayons du soleil qui se couchait derrière la terre et illuminait l’horizon infini de ses derniers feux. Au milieu de ce flamboiement où se mélangeaient les ors, les rouges et les jaunes, toutes furent interloquées devant sa beauté noire comme l’ébène et restèrent longuement à admirer le haut front, les yeux intelligents, la bouche surtout, véritable seuil de la sagesse. Enfin, l’une d’entre elles, évitant de briser le charme envoûtant de la scène, osa l’aborder et exposa leur requête.

Nadida écouta obligeamment et se leva sans sourciller signifiant ainsi qu’elle acceptait la mission. Seul son beau regard se voila légèrement à l’évocation du nom de son amoureux. Les paradisiennes, toujours intimidées par son allure à la fois noble et gracieuse, la guidèrent avec une certaine appréhension jusqu’au nuage de saint Pierre toujours enfoncé dans son nuage. Mais, dès que ce dernier aperçut ce qui avait été le trésor de sa vie après que la jeune fille eut écarté délicatement le bord du nuage, les morceaux de son cœur brisé frémirent et se remirent ensemble. Nadida était devenue l’histoire. Ce qu’ils se dirent, nul ne le sut car, à ce moment-là, le nuage les enveloppa complètement. Le Zélé s’était éclipsé ne comprenant plus rien à cette apparition qui avait vaincu le courroux du grand intendant si soudainement. On vit seulement la vieille peau de la jalousie de saint Pierre qui traîna, tourbillonna dans l’espace et tomba lourdement comme une météorite quelque part sur un désert de la terre.

Emerveillé d’avoir retrouvé son histoire qui le réconciliait avec lui-même, saint Pierre quitta son nuage ; il était redevenu magnanime et magnifique. Son premier geste fut d’ouvrir son grand livre et de décréter une amnistie générale pour tous ceux qui se languissaient au purgatoire, las de leurs joutes oratoires. On les vit tous arriver, un peu bruyants et débraillés, puis s’arrêter interdits sur le seuil du lieu tant désiré. Leur intelligence s’inclina devant ce vers quoi elle avait toujours tendu, parfois sans le savoir, la réalité de Dieu. Saint Pierre les accueillit avec ses attributs et leur réserva les meilleurs nuages. Les femmes se firent discrètes afin de ne pas gâcher sa bonne humeur retrouvée, mais saint Pierre, sous le regard confiant de Nadida, ne craignait plus aucun rival.

Seul l’homme-oiseau était soucieux d’être bien attentif à tout ce qui se passait pour alimenter ses futures histoires et il fut le seul dans l’agitation générale à apercevoir Jean-Baptiste venant saluer celui dont tout le monde s’était moqué, le malheureux Zélé qui à travers toutes ces péripéties avait maigri. Ce merveilleux geste inattendu acheva de libérer l’âme de tous les paradisiens, les anciens comme les nouveaux, qui entonnèrent les louanges du Créateur avec des chants encore plus beaux que ceux qu’ils chantaient auparavant

Après toutes ces émotions, Dieu fourbu de fatigue rentra dans son palais pour prendre un repos bien mérité, se promettant de rester attentif à tout ce qui arriverait dorénavant à sa création dont il avait compris qu’elle était un morceau de lui-même. Le paradis existait à nouveau à travers le miracle des cœurs et le sourire de Dieu. L’homme-oiseau se disait qu’il n’aurait pas assez de l’éternité pour raconter ce qui venait de se passer.

La paix retrouvée grâce aux histoires qui se racontent et réparent les cœurs meurtris, même celui de Dieu, il fit beau très longtemps au pays des nuages et sur la terre, où les habitants du pays de Salam eurent la certitude que Jean-Baptiste était bien arrivé au paradis.