Kepa et le petit isard

Au pays de Salam où l’on parle en vieille langue, quelque chose d’étrange venait de se produire, et la vieille colombe, mon amie qui depuis longtemps m’explique bien des choses, se perchait tantôt sur le clocher de l’église et tantôt sur le minaret de la mosquée; elle observait les événements du pays avec une grande sévérité et elle se taisait. D’ailleurs on n’entendait plus claquer son bec et, les rares moments où elle cessait de sauter nerveusement du clocher au minaret, on la voyait pencher la tête de côté avec un air vraiment furieux. Quand les oiseaux ne sont pas contents, ils regardent d’un œil, puis de l’autre, sans s’arrêter, jusqu’à ce qu’un des deux yeux ait percé le pourquoi des événements. Un grand silence régnait et on entendait seulement dans une modeste maison blanche aux volets rouges, un petit garçon prénommé Kepa qui insistait auprès d’une vieille femme: « Amatxi, raconte-moi une histoire ». Mais celle-ci se taisait et regardait dans le vague; elle était très lasse et surtout très triste car elle avait perdu le pouvoir de raconter des histoires.

Pourtant Amatxi, puisque tel est son nom en vieille langue, avait enchanté les enfants et particulièrement ce petit garçon ; il l’écoutait, retenait toutes ses histoires et s’endormait bercé par la magie des mots qui font surgir de si belles images quand les yeux sont fermés ou qu’ils regardent dans le vide. Amatxi se plaisait beaucoup dans la compagnie des tout-petits qui n’ont aucune gêne à comparer le soleil couchant à un ballon ou à dire que « le féminin d’un homme laid est une femme moche », et, avec l’âge qui avait blanchi ses cheveux et ridé son visage, elle était devenue leur amie. C’est alors qu’elle avait découvert dans un coin de sa tête, qu’elle disposait d’un don que les autres grandes personnes n’avaient pas, elle pouvait transformer l’existence des gens qu’elle aimait bien en un récit merveilleux, et tous ces gens s’en portaient mieux. Elle n’inventait rien, observait tout ce qui leur arrivait et son imagination voyait derrière les jolis mots, les coïncidences heureuses ou malheureuses, des signes invisibles sur lesquels elle s’empressait de broder son histoire. Elle aimait particulièrement les événements de l’enfance, surtout elle raffolait des bêtises que font les petits garçons quand ils versent de l’eau par terre pour faire des crêpes, ou qu’ils dessinent sur le bois de la table du salon en dépit des punitions des grandes personnes. Elle savait aussi être attentive aux mystères de la vie, de la mort et de la destinée des âmes qui la fascinaient plus que tout. D’où venaient-elles ? Où allaient-elles ? Comment étaient-elles fabriquées ? A quoi ressemblaient-elles ? Elle avait d’ailleurs la certitude que les animaux, les plantes et même les pierres les plus modestes en ont une. Les oiseaux étaient devenus ses compagnons de travail, et elle se trouvait fort bien en la compagnie des cailloux avec lesquels elle ne s’ennuyait jamais. La vision des grands paysages lui faisaient battre le cœur, et son imagination lui permettait même de temps en temps, de deviner ce à quoi le Bon Dieu qu’elle appelait Jauna ou Allah selon son inspiration du moment, vaquait là-bas au loin, calé dans ses nuages.

Ainsi les enfants du pays de Salam avaient grandi, et grâce aux histoires de la vieille Amatxi, ils avaient appris à deviner les secrets qui sont derrière les choses de la vie, et, un jour que j’étais passée dans la rue, j’avais surpris la vieille conteuse assise sur sa chaise-balançoire sous un beau chêne et entourée des enfants qui s’étaient groupés par terre sur les pavés du trottoir. J’avais d’abord entendu le petit Kepa demander avec son joli accent chantant : « Amatxi, raconte-moi l’histoire de Laura et de l’oiseau bleu, tu sais, j’aime bien quand l’oiseau vient chercher l’âme du papa-hibou. Grâce à lui, ses enfants sont moins tristes et pensent à leur papa toutes les fois qu’ils voient des oiseaux bleus ». Alors la grand-mère avait raconté en se balançant, et les enfants apprenaient que c’est le travail des oiseaux de venir chercher l’âme des gens pour la conduire au paradis. A la fin de l’histoire un bon silence bruissant de mille pensées s’était installé, chaque enfant songeait aux personnes aimées qui avaient quitté ce monde et dont les oiseaux avaient transporté l’âme là où elle doit aller quand elle quitte le corps. Le visage de Yacine qui venait d’un lointain pays, s’était illuminé car il avait soudain compris au plus profond de lui que l’âme de son grand-père mort, était bien arrivée et installée quelque part au paradis, grâce aux oiseaux.

Puis, rompant la douceur grave de l’instant, le minois de Camille surmonté d’une couette avait pointé : « Moi Amatxi, heuh…moi j’aime bien l’histoire de Manex et de la montagne jaune, tu sais quand sa maman l’envoie tout seul porter le repas au berger et qu’il marche dans la montagne et… oui tu sais bien après, quand il s’endort contre un rocher… ». Amatxi avait dit : « Encore, qu’est-ce qui te plaît tant dans cette histoire pour que tu me la réclames si souvent ? » Camille avait rétorqué : « j’aime trop quand tu dis qu’il est courageux mais que son cœur fait du bruit « toc, toc, toc » tellement il a peur, et qu’il marche tout seul pour arriver en haut de la montagne jaune ». C’est alors que timidement la petite Inès dont le regard est si doux qu’il est émouvant, avait murmuré: « Moi je préfère l’histoire de la sirène et de son amoureux, quand tous les deux ils trouvent le caillou vert et que la sirène est libérée de son sortilège; raconte-moi comment est la jolie robe qu’elle met lorsque les écailles de sa queue tombent». Amatxi, attendrie, avait raconté toutes les histoires, les enfants avaient écouté et, au cours de ces récits dont ils ne se lassaient pas et qui s’inscrivaient dans leur coeur, ils savaient de mieux en mieux voir avec leur imagination ce qui est invisible, caché derrière la vie courante, et à deviner la poésie de l’existence quand on fait des choses toutes simples, ou des choses héroïques ou qu’on est amoureux. Puis l’envie de se dégourdir les jambes les démangeait et ils s’éparpillaient dans le village, allaient sur le fronton jouer à la balle ou descendaient au bord du ruisseau pour faire des barrages avec les cailloux qui sont si jolis quand ils brillent dans le courant et que l’eau chante en passant sur eux.

Les habitants du pays de Salam vivaient au gré des réalités et des événements de leurs existences, et surtout, au gré des broderies d’Amatxi que les enfants s’empressaient de rapporter à leurs parents quand ils revenaient dans leur maison. Ces jours-là, la colombe claquait du bec plus que de coutume car elle estimait de son devoir d’en avertir les oiseaux du voisinage et, les plus attentifs, étaient les corbeaux qui écoutaient très doctement ce que leur amie leur rapportait le soir quand ils se retrouvent dans les grands arbres. Plongés dans une surprise ravie après chaque récit, les parents attendaient le suivant avec impatience, tellement ils étaient attendris par les propos de leurs enfants et, par cette circulation des histoires dans le pays de Salam, tous les habitants découvraient les facettes du bien et du mal mais aussi la beauté, la tolérance, l’acceptation de l’étranger, et le sens du mystère. Ainsi ces parents s’étonnaient grandement de l’intimité de leurs enfants avec la sagesse face aux événements de la vie et, peu à peu avaient murmuré au fond d’eux-mêmes : « heureux l’enfant qui sait si lucidement voir les choses importantes de l’existence ». Grâce aux récits d’Amatxi, la peur du mal était refoulée hors des limites du pays; on pouvait même presque supposer que la peur de la mort était apprivoisée puisque on savait que les oiseaux transportent au paradis l’âme de ceux qui un jour s’endorment pour un temps très long. Et même si les amoureux, les amis, les parents, les enfants devinaient qu’il n’y a pas de grands sentiments sans embûches ni blessures, la vie s’écoulait dans une belle harmonie, avec l’éclat de l’amour que les habitants du pays de Salam lui vouaient. Les égoïstes essayaient d’être moins égoïstes, les avares se risquaient à être généreux, les tristes cherchaient des raisons de ne plus l’être, seuls les paresseux restaient dans leur paresse qu’ils trouvaient bien confortable et les gourmands continuaient à manger des bonbons. Le maire, le curé, l’imam se réunissaient sur la place du village et devisaient sur l’art de vivre de leurs administrés. Ils se réjouissaient de leur entente et de leur appétit de vivre. Mais, hélas, depuis ce jour fatidique où le marchand était passé par là avec sa grosse boîte, cette douce harmonie s’était dissipée; la source des histoires enchanteresses s’était tarie chez Amatxi, la croissance de l’imagination et de la sagesse qui va avec s’était enrayée chez les enfants, et tout le pays de Salam s’en ressentit.

Plongée dans mes souvenirs, j’étais très malheureuse de cette terrible nouvelle: comment la vieille grand-mère avait-elle pu se déposséder de son double pouvoir de charmer les enfants et de leur enseigner dans le même temps à apprivoiser l’amour et la vie avec leurs bonheurs et leurs malheurs ? Comment cette catastrophe avait-elle pu se produire ? La vieille colombe quitta son perchoir et vint me retrouver alors que je m’étais installée pensivement au coin de ma cheminée près du feu avec mon tricotage. Elle commença à tout me raconter en claquant du bec.

« Un jour de vent du sud qui dérange la tête des gens, la grand-mère avait été séduite par un marchand ambulant qui passait dans la rue en chantant pour vanter sa marchandise, et elle avait cédé à la tentation d’acheter une machine extraordinaire qui racontait des histoires ».

Devant mon air interloqué, elle m’apostropha : « clac, clac tu veux savoir hein, comment c’est arrivé? Mais je crains que tu ne comprennes pas grand-chose. Tu ne sais pas écouter, tu sais encore moins attendre et tu t’étonnes quand il ne faut pas ; clac, clac tu es vraiment agaçante, arrête de tricoter et essaie d’être attentive jusqu’à la fin ».

J’obéis sans sourciller et elle reprit le bout du fil de la triste histoire. « Alors qu’il descendait la Grand rue du village qui passe devant la petite maison, le beau parleur s’était avancé d’un air conquérant. « Bonjour messieurs et mesdames, venez voir mon coffre magique, il est extraordinaire, il contient l’univers entier, les montagnes, les fleuves, les gens, le soleil, la lune, les étoiles, il permet même d’aller où on veut dans l’espace et dans le temps, venez le voir, venez le voir, il vous suffit de regarder dedans et vous serez enthousiasmés, je vous l’assure». Il se dandinait et portait dans ses bras, posé sur son ventre, un énorme paquet qui ressemblait à une grosse boîte noire avec sur un des côtés une belle vitre et des boutons dorés. Ses yeux ronds roulaient comme des billes et furetaient à droite et à gauche cherchant leur proie, et soudain, ils s’étaient posés sur la grand-mère qui rêvait, assise au soleil devant sa maison. Il s’était arrêté, avait fait la révérence et la grand-mère qui s’ennuyait un peu, lui avait spontanément souri. « Chère Madame, je suis votre obligé et si vous le voulez bien, je vous apporte le bonheur, le vrai, le durable, le seul qui existe ! » s’était-il écrié en franchissant le seuil de la porte avant même qu’il y soit invité. Il était aussitôt entré, avait posé la boîte sur le sol et avait dit à la grand-mère : « regarde Mémé, grâce à cette machine tu auras dans ta petite maison toute la vie du vaste, du grand, du beau monde; tu pourras rentrer chez les gens, voir ce qu’ils font, tu pourras explorer des forêts impénétrables, aller dans des déserts où les serpents exécutent le voyageur perdu en trente secondes, en haut des montagnes avec leurs neiges éternelles, au fin fonds des océans remplis de poissons fabuleux et monstrueux, et tu découvriras des animaux et des plantes que tu n’as jamais vus...tu entendras des sons inconnus, des musiques enchanteresses…tu écouteras des gens très intelligents… alors tu verras comme ta vie changera ».

Le marchand avait arrêté son flot de paroles étourdissant et s’amusait de voir comment son piège une fois de plus se mettait en place aisément pour prendre la pauvre femme dans les rets de son filet; il avait devant lui une grand-mère que pour la première fois on avait appelée « Mémé » et qui ignorait tout de ce qui allait lui arriver, car elle n’avait rien compris à ce que le beau parleur débitait. Mais d’emblée, le coffre lui avait paru magnifique et elle avait désiré le posséder dans sa modeste maison. C’est l’usage des boutons dorés permettant de faire apparaître les images, qui l’avait séduite au premier abord. Grâce à leur maniement, elle put aussitôt voir des bateaux voguant sur l’océan et franchissant des vagues énormes, des chevaux qui galopaient sur le sable, des hommes courageux qui faisaient la guerre, des femmes très belles qui se promenaient dans des paysages magnifiques, et des enfants qui partout riaient et pleuraient. Elle n’en crut pas ses yeux et ses oreilles, de voir la vraie vie qui bouge et qui fait du bruit, contenue dans ce coffre.

Le marchand l’avait arrachée à son ravissement en lui intimant : « alors Mémé, marché conclu ? ». La grand-mère bousculée par la pétulance audacieuse de l’intrus, lui dit en joignant les mains avec une voix qui tremblait : « oh Monsieur, s’il vous plaît, vous êtes très aimable et je voudrais bien garder cette boîte magique, mais je suis pauvre, et je n’ai rien à vous donner si ce n’est du pain et de la confiture ou quelques œufs tout frais de mes poules…je peux aussi si vous le voulez vous raconter une histoire ». L’homme sentit que le moment propice était venu pour lui de demander à la vieille femme ce qu’elle avait de plus précieux, son don de raconter des histoires : « oui Mémé, je te laisse cette boîte mais garde ton pain, ta confiture et tes œufs et ton histoire ; par contre, en échange donne-moi ton pouvoir d’inventer et de raconter des histoires ». La grand-mère n’y vit que du bleu et lui donna son accord. Elle sentit bien que quelque chose s’était déchiré et brisé dans sa tête et dans son cœur, mais il était trop tard pour reprendre son oui car le marchand était reparti aussi vite qu’il était entré ».

Pendant que la colombe me parlait, le feu s’était presque éteint et je me mis à le tisonner. « Tu m’écoutes ? » dit la colombe. « Oui bien sûr » répondis-je. Une question me brûlait les lèvres, mais je savais que ma narratrice n’aimait pas du tout que je l’interrompisse avec mes interrogations qu’elle trouvait aussi stupides que mes étonnements. Je craignais tellement qu’elle reparte sur le clocher de l’église ou sur le minaret de la mosquée, que je mis un grand soin à me taire. Heureusement, car quand j’eus fini d’arranger les braises pour qu’une belle flamme s’élevât et que le feu crépitât à nouveau, elle reprit son claquement de bec.

« Tu sais me dit-elle, avec le temps, une vie bien triste s’installa alors au pays de Salam comme si le voile gris de l’ennui et de la morosité l’avait recouvert, car Amatxi ne pouvait vraiment plus raconter d’histoires et rien ne fut plus comme avant.

Pourtant la vieille femme mit du temps avant de réaliser que le marchand avait coupé en deux sa tête et son cœur et emporté les moitiés. Au début, la machine la captiva. Elle prit un grand plaisir à écouter les histoires d’amour, à regarder les longs baisers que se donnent les amoureux en fermant les yeux, à se passionner pour les aventures héroïques où les hommes étaient d’un courage inouï. Dans ces moments où elle était fascinée par ce qui défilait dans la boîte tout en triturant les boutons, elle se penchait sur le coffre et cherchait, comme elle en avait l’habitude auparavant quand elle n’était pas amputée de son don, les signes, les bons mots, les coïncidences qui l’enchantaient quand ils se manifestaient; elle essayait de voir ce qu’il y avait dans le cœur des gens, elle les scrutait avec insistance et avidité mais, leurs images disparaissaient avant qu’elle ait eu le temps de deviner quoi que ce soit, et rien n’éveillait son imagination. Cette impossibilité de broder un récit l’inquiéta. Elle commença à douter de la réalité de ce qu’elle voyait dans la boîte et à se demander si tout compte fait, tous ces gens n’étaient pas des faux personnages avec des fausses vies.

C’est ainsi qu’elle se demanda si depuis l’échange avec le marchand, elle n’était pas devenue stérile et soudain inutile. La boîte offrait une vie magique, mais il n’y avait rien à en dire, rien à raconter de ce qui s’y passait.

Pour se rassurer, elle tenta d’attirer les enfants. « Venez voir les petits comme ce qui se passe dans la machine à histoires que le marchand m’a donnée, est beau ». Ils arrivaient en courant, se penchaient au-dessus du coffre, se bousculaient, se disputaient. Amatxi tentait de les faire asseoir autour de la boîte mais ils se lassaient rapidement. « C’est bête » disait Camille en faisant la moue, « moi je n’aime pas cette boîte » lui répondait Kepa qui subrepticement lui flanquait un coup de pied. Yacine le dénonçait, Kepa se vengeait et la dispute envahissait la pièce. Ils s’excitaient, se couraient après, au risque de renverser le coffre, repartaient comme des feux follets et la vieille femme, désorientée, restait les bras ballants. Ses regrets augmentèrent de jour en jour et elle se mit à maudire le troc malheureux que lui avait proposé le marchand et auquel elle avait hélas donné son accord. « Ah s’il revient celui-là, je lui dirai que ça ne va pas ! Les enfants préféraient quand je leur racontais des histoires, cette boîte ne leur plaît pas du tout, et moi je commence à penser qu’elle n’est que de la tromperie».

Les enfants désertèrent de plus en plus souvent la petite maison blanche aux volets rouges et errèrent sur la place, dans les rues ou au bord de la rivière. Livrés à eux-mêmes, ils ne surent plus du tout voir la poésie de la vie comme la vieille conteuse le leur avait appris. Ils ne prêtèrent plus attention à ce que disent et font les oiseaux, aux petits signes des fleurs et des papillons. Ils devinrent indifférents à ce qui les entourait, et les cailloux ne brillèrent plus dans le lit du ruisseau. Les choses étaient ce qu’elles étaient et n’avaient plus aucun mystère. Ainsi les jours passaient, semblables les uns aux autres. Amatxi devint une vieille dame qui se taisait la plupart du temps. Et on avait une grande peine à la voir se balancer seule sur sa chaise.

Malgré tout, un jour qu’ils étaient réunis autour de la boîte, ils eurent la surprise de reconnaître les personnages d’une histoire que racontait Amatxi et qu’ils aimaient bien, c’était celle d’Ambre la sirène et du caillou vert. Interdits, ils arrêtèrent tout net leurs chamailleries et restèrent penchés au-dessus de la vitre où ils aperçurent la sirène qui nageait dans l’eau vers son amoureux assis au bord de la plage. Le premier moment d’étonnement passé, ils furent surpris de l’eau si bleue, du caillou trop vert et surtout de la robe qui recouvre la sirène à la fin de l’histoire quand les écailles de sa queue tombent; certes la robe de la boîte brillait de mille pierreries qui scintillaient et éblouissaient, mais, les enfants doutèrent aussitôt de ces éclats. Inès déclara : « elle est même pas belle cette sirène, c’est pas une vraie sirène comme celle qui est dans l’histoire d’Amatxi et sa robe est moche». Ce à quoi Kepa rétorqua « eh oui c’est pas une vraie sirène, quand elle nage, on dirait un gros poisson ». La vieille conteuse en eut les larmes aux yeux, et navrée se répéta en elle-même que le marchand avait brisé sa vie, car non seulement il s’était emparé de son pouvoir de raconter des histoires, mais il avait volé et déformé celles qu’elle racontait aux enfants, et ce coffre qu’il avait donné en échange ne valait pas plus que les images qui y défilaient. Pour la première fois le goût amer de la colère lui mordit le coeur. « Si jamais je le retrouve celui-là, je l’enfermerai au poulailler où il tiendra ses beaux discours aux poules … je le garderai prisonnier jusqu’à ce qu’il reprenne sa machine de malheur et surtout qu’il me rende mon pouvoir que je lui ai hélas donné et qui me manque tellement…il m’a volé mon pouvoir de raconter des histoires et l’a transformé en pouvoir de fabriquer des mensonges… j’espère bien que le renard avec ses yeux jaunes et ses dents pointues viendra lui faire peur la nuit! Mais que je suis malheureuse à présent et que faire !» se lamentait-elle en mettant ses mains devant ses yeux.

Et puis du temps était passé et la grand-mère avait trouvé que cette machine à images et à sons était trop bruyante et fatigante; alors un jour elle arracha le bouton qui faisait le bruit et, à la place il y eut un trou noir où elle colla son œil, mais elle ne découvrit rien dans ce qu’elle croyait être le ventre de la machine. Elle resta encore quelque temps à regarder défiler des images qui de plus en plus ressemblaient à des copies de la vie et des gens; certes, les personnages étaient souvent très beaux, mais, ils étaient si ennuyeux, ils faisaient toujours les mêmes choses, s’agitaient et disparaissaient comme des bulles de savon irisées qu’on a à portée de la main et qui éclatent aussitôt ».

La vieille colombe avait raconté d’un trait et elle était très fatiguée. Moi aussi je l’avoue. A présent, je savais par le détail ce qui s’était passé entre le triste jour où j’avais entendu le petit Kepa qui insistait auprès de la vieille femme pour qu’elle lui racontât une histoire et l’origine de cette malheureuse situation où la vieille conteuse avait perdu son pouvoir.

Ainsi ce jour-là, Kepa répéta sa demande: « Amatxi pourquoi tu ne racontes plus des histoires comme avant?». Amatxi le regarda avec désolation et aucun son ne put sortir de sa bouche tellement elle était bouleversée. A dater de ce jour, elle ne put presque plus parler et une très grande tristesse acheva de s’abattre sur le village. En perdant la poésie que la vieille conteuse savait deviner et transmettre aux enfants à travers ses récits, chaque habitant sentit que sa propre vie perdait tout son éclat et devenait banale, d’autant plus que d’autres boîtes toutes plus menteuses les unes que les autres, avaient fait leur apparition. Les images sans histoire qu’on y voyait, étouffèrent l’appétit de vivre qui régnait au pays de Salam car elles n’avaient plus rien du joli reflet poétique et mystérieux de l’existence qu’Amatxi savait susciter à travers ses récits; bien au contraire elles n’étaient qu’une pâle copie où on retrouvait trop souvent les vilaines choses de la vie, les disputes, la méchanceté, la guerre, le mal fait aux enfants et quand elles n’en étaient pas la copie, elles étaient des mensonges, car les sirènes y ressemblaient à des poissons et l’océan à de la peinture bleue. Malgré les paillettes séduisantes des images, la peur brutale de la mort et même de la vie ressurgit et tarauda les cœurs; un mal sournois qui prenait toutes les formes, se mit à ronger l’intérieur de ceux qui regardaient trop ces images. Alors les âmes des gens et surtout des enfants furent en souffrance et s’étiolèrent; elles se recouvrirent d’une peau noire et dure et il devint urgent d’entreprendre une action pour retrouver le marchand afin qu’il rendît le pouvoir si précieux qu’il avait volé à Amatxi. On vit le maire, le curé, l’imam se lamenter et se concerter des heures et des heures en tournant en rond sur la place du village avec leurs mains derrière le dos mais, aucune solution ne se présenta à eux.

Les enfants qui avaient grandi, décidèrent de prendre la situation en main car le silence d’Amatxi leur était devenu insupportable. C’étaient les vacances de l’été et ils se rencontraient souvent au bord de la rivière. Camille, la première, avec sa couette dressée sur sa tête, prit la parole pour dire qu’il fallait retrouver le marchand afin de récupérer le don de raconter des histoires, mais Kepa lui coupa la parole en disant : « sais-tu seulement où il se trouve ? ». Chacun y alla de son grain de sel et il y eut un grand tas de grains de sel entre eux. Quand le tas eut une certaine hauteur, ils arrêtèrent de se quereller et Yacine leur rappela une histoire d’Amatxi où les cailloux avaient permis de trouver une solution : « Je propose qu’il y ait des élections avec des candidats et des programmes, et qu’on vote avec des cailloux. On suivra celui qui recueillera le plus de cailloux. « Moi j’ai un plan dit Camille et je choisis les cailloux blancs », « moi aussi j’en ai un dit Kepa et je choisis les cailloux noirs ». Chaque candidat alla ramasser les cailloux dans le lit de la rivière tout en forgeant son plan. En revenant de la rivière des cailloux pleins les poches, Camille dit : « le marchand doit certainement habiter la grande ville dont on voit les lueurs la nuit, je propose d’aller le chercher là-bas, à Téléville, et de le ramener de force ». Kepa qui ne voulait pas être en reste rajouta : « faisons-nous aider par les oiseaux, je suis sûr que les corbeaux pourraient nous donner un bon coup d’aile pour arriver à Téléville et y trouver le marchand ». Les enfants votèrent avec les cailloux de leurs choix et il y eut autant de cailloux blancs que de cailloux noirs. Les deux programmes étaient devenus un seul et le tas de grains de sel de la discorde disparut. Il fallait prévenir le maire, le curé et l’imam mais aussi les parents qui s’inquièteraient de leur disparition. Devant la détermination des enfants, aucune grande personne n’osa s’opposer à leur projet, et la participation des oiseaux acheva de dissiper les dernières réticences. A partir de ce jour, chacun aida à monter l’expédition. Il fallait de bonnes chaussures et des chapeaux, emporter du pain et du fromage, prévoir des gourdes d’eau. De leur côté les corbeaux préparèrent l’itinéraire le plus court et le plus sûr en se rendant plusieurs fois en éclaireurs à Téléville.

Le petit groupe attendit une nuit bien claire avec une grosse lune car ils partirent très tôt le matin avant le lever du jour et suivirent les oiseaux. Pour se rassurer, car ils avaient un peu peur, ils déposèrent alternativement un caillou noir et un caillou blanc sur le bord du chemin. Quand l’un d’entre eux était fatigué, les autres lui redonnaient du courage et les corbeaux les attendaient patiemment dans les arbres. A un moment Inès s’assit sur le bord du chemin et dit : « je ne veux plus venir, j’arrête, j’ai trop mal aux pieds et j’ai chaud». Camille se planta devant elle : « ma vieille, bois un coup car si tu ne viens pas, tu es lâche, et en plus tu vas mourir toute seule sur le chemin en plein soleil ». Inès ébranlée par ces perspectives effrayantes se redressa et se remit dans la petite caravane en boitillant mais en avançant courageusement. Les corbeaux volaient lourdement en planant à quelque distance.

Vers le milieu du jour ils atteignirent les faubourgs de Téléville et au fur et à mesure qu’ils arrivèrent dans le centre, ils furent saisis de stupéfaction devant la hauteur des maisons, c’étaient comme si elles grattaient le ciel. Comment faire devant ces immensités pour retrouver le marchand ? Ils s’arrêtèrent dans un jardin public pour se restaurer et devisèrent de ce qu’il y avait lieu d’entreprendre. Les corbeaux proposèrent de ratisser les rues et de revenir avec des informations, mais il fallait leur donner un indice pour reconnaître le marchand. Kepa leur dit : « je me souviens bien de lui, il a des gros yeux qui tournent sans arrêt, et… un ventre bien rond et… il parle beaucoup ». Les corbeaux prirent leur vol chacun dans une direction et explorèrent ce qui se passait derrière les vitres. Ils virent beaucoup de monde et ils coassaient en se croisant dans le ciel: « j’en ai un qui a de gros yeux mais il est maigre »; un autre criait : « j’en vois un qui parle beaucoup mais il a des petits yeux ». Tous ces gens étaient d’ailleurs effrayés de voir ces corbeaux qui les observaient derrière les vitres et qui tapaient avec leur gros bec contre les carreaux pour leur faire lever la tête. Le plus jeune des corbeaux qui avait volé très haut, rejoignit les autres en plongeant dans un piqué vif comme l’éclair et, essoufflé, leur dit « ouf…ça y est, je l’ai trouvé… il est là au dernier étage, dans un bureau qui s’appelle « le bureau des mensonges » ouf… venez le voir ». Les corbeaux se remirent en formation et comme un nuage noir se plaquèrent contre la vitre. Le marchand qui était en train de raconter une histoire d’Amatxi, sursauta et se mit à bafouiller tellement il eut peur. Pendant ce temps, un corbeau messager avait prévenu les enfants qui aussitôt après, tambourinaient à la porte du bureau des mensonges.

Ils pénétrèrent en trombe et entourèrent le marchand: « nous venons du pays de Salam où tu t’es emparé du don de raconter des histoires de notre vieille Amatxi, et nous venons le récupérer ». Le marchand après la première surprise se ressaisit et retrouva sa morgue pétulante : « mais, mes cocos, vous plaisantez, je l’ai échangé contre la boîte magique que j’ai laissée à votre vieille Mémé, et, nous gagnons beaucoup d’argent grâce à ce pouvoir, jamais au grand jamais nous vous le rendrons ». Kepa le toisa : « on t’interdit de l’appeler Mémé, et nous on n’est pas tes cocos, nous ne partirons pas d’ici tant que tu ne nous auras pas rendu ce que tu lui as volé. En plus, tu utilises mal le pouvoir et avec toi, les histoires deviennent des mensonges ». Les corbeaux, menaçants, s’alignèrent sur le bord de la fenêtre et le marchand reprit peur « au secours…au secours »; son chef arriva et s’écria d’une voix de fausset : « que se passe-t-il Groneneuil ? D’où viennent ces enfants ? Et ces oiseaux ?...ils sont affreux ». A ces mots le plus vieux des corbeaux prévint ses camarades: « préparez-vous les amis à utiliser tous les moyens que nous avons pour effrayer ces deux gredins». Ils ébouriffèrent leurs plumes et se mirent à coasser tous ensembles des sons insupportables aux oreilles du chef des mensonges et de son subalterne. Les coassements devinrent si assourdissants que, pour faire déguerpir les enfants et surtout les corbeaux, le chef proposa une solution où il pensa que les enfants n’y verraient que du bleu : « d’accord, j’accepte que Groneneuil vous rende le pouvoir de raconter des histoires afin que vous le redonniez à la vieille dame, mais, à une condition: il y aura un concours d’histoires entre lui et un candidat du pays de Salam et si vous gagnez, nous renoncerons au don mais… si Groneneuil gagne, nous le garderons. Le concours aura lieu au cours de l’hiver, le temps que chacun fourbisse son récit ». Il ricana sous cape en se disant que sa supercherie était imparable puisque le don était toujours en la possession du marchand. En effet les enfants acquiescèrent et retournèrent chez eux sous la protection des corbeaux, tout en suivant les cailloux noirs et blancs.

« Alors ? » dirent en chœur le maire, le curé et l’imam, « avez-vous rapporté le don d’Amatxi ? ». Les enfants durent convenir que non mais, rien n’était perdu, il fallait se préparer pour relever le défi.

Après une bonne nuit, ils se rendirent auprès d’Amatxi pour lui rapporter les nouvelles. « Amatxi, réveille-toi, il faut que tu te prépares pour le concours d’histoires cet hiver, allez, réveille-toi » s’écrièrent-ils tous ensembles. La pauvre femme se redressa sur sa chaise et avec le peu de forces qui lui restait, se lamenta: « de quoi parlez-vous, mes pauvres enfants ? Je ne suis plus capable de raconter des histoires et tout cela est arrivé par ma faute ». Les enfants furent bien ennuyés et leur enthousiasme retomba aussi vite qu’il était monté quand le chef des mensonges avait fait sa proposition. Jusqu’à la date du concours ils vinrent tous les jours pour voir si la vieille femme retrouvait le don du récit et la supplier. Mais non, le don était bel et bien entre les mains du marchand. De leur côté le maire, le curé et l’imam placardèrent sur leurs établissements respectifs les conditions de ce duel d’histoires et invitèrent chacun à essayer d’en raconter une. Mais aucun candidat ne s’inscrivit.

Les enfants sentirent qu’il fallait briser la loi de ce troc malheureux afin qu’Amatxi retrouvât le goût du récit et, le pays de Salam, le goût de la vie. Une fois de plus, la rivière les inspira : « et si on cassait toutes les boîtes à mensonges » dit doucement Inès. Les autres se tournèrent vers elle, ahuris et lui dirent : « pourquoi dis-tu ça Inès ? ». Son regard devint moins flottant quand elle déclara : « eh bien, il faut qu’on fasse quelque chose de beau, d’extraordinaire pour qu’Amatxi sorte de son silence ».

La veille du concours chaque enfant prit la boîte à mensonges qui était dans sa maison et la transporta en un lieu convenu, une ancienne carrière pleine d’eau où ils jetèrent tous les coffres qui avaient fait le malheur du pays et qui en tombant se disloquèrent en mille morceaux. Quand elle le sut, un sourire illumina le visage tout ridé d’Amatxi qui sentit en elle un petit frisson de joie. Par contre, les parents ne furent pas du tout contents; ils s’étaient tellement habitués à laisser la parole à la boîte à mensonges qu’ils eurent peur de s’ennuyer sans elle. Mais les enfants se défendirent avec ardeur et les punitions furent légères car, avec la perspective du concours qui avait lieu le lendemain, chacun était fébrile. A partir de ce moment, tous supplièrent le ciel et son principal occupant : « Jauna, dirent-ils en levant la tête, Allah répétèrent-ils en se prosternant, notre Amatxi a perdu le don mais il faut que tu lui donnes demain de l’inspiration au moment du concours ».

Le jour tant attendu arriva et avec lui, un événement qui n’avait pas eu lieu depuis très longtemps au pays de Salam, la neige était tombée doucement, sans faire de bruit durant la nuit. Tout était blanc et feutré. Le marchand était arrivé et, sûr de lui bombait son torse en paradant sur la place du village où une estrade était installée pour le concours. Les corbeaux et la colombe le surveillaient de là où ils étaient perchés. Les enfants allèrent en cortège chercher la vieille Amatxi qui sentait bien qu’elle devait, ou mourir, ou trouver le moyen de récupérer le don en racontant une histoire. Elle tremblait et Kepa la tenait par la main. Il y avait déjà beaucoup de petits chemins tracés dans la neige qui se rejoignaient sur la place quand ils arrivèrent. Le sort désigna Groneneuil qui commença : « Mesdames et messieurs, j’ai une histoire qui va vous enchanter…celle de l’homme le plus riche de Téléville…il s’appelle Monsieur Charles et il a vendu son âme au diable. Sa fortune est immense, car il a accepté que le diable en personne, branchât sur lui une machine qui lui donne dans l’instant, le prix de ses idées ou de ses sentiments ou de ses envies…le prix s’affiche dans sa tête et lui permet de faire le meilleur choix pour s’enrichir. Et en plus, écoutez bien, il a obtenu du diable en personne vous rendez-vous compte !, la promesse d’emporter toute sa richesse avec lui après sa mort ! C’est formidable, non ? ». Le marchand balaya l’assemblée intéressée mais, silencieuse ; chacun se disait en son for intérieur : « que veut dire cette histoire ? Quel piège nous tend encore ce marchand ? Il n’y a pas que le prix des choses dans la vie… ». Quelques applaudissements se firent entendre. Néanmoins, le moment était grave pour tous, car même si l’histoire de Groneneuil n’était pas aussi formidable qu’il le prétendait, on savait qu’Amatxi debout sur l’estrade, ne pouvait sortir aucun son. Chacun retint son souffle. C’est alors qu’on vit Kepa attirer la vieille femme vers lui et lui dire quelque chose à l’oreille : « Amatxi, ce matin je suis allé au bord de la rivière et j’ai vu les traces de pas d’un petit isard… ». A ce moment-là, la grand-mère serra très fort la main de l’enfant, se redressa et commença car, la grâce des mots qui font de si jolies broderies, était revenue en elle : « Il était une fois un petit garçon qui se promenait dans la montagne avec son papa…il y avait beaucoup, beaucoup de neige et, sa petite main était dans la grosse main du papa quand soudain, le petit garçon dit : « oh papa, regarde les traces de pas du petit isard… ». Amatxi raconta. L’assemblée était captivée, les papas se dirent qu’il fallait aider les petits enfants à grandir, les mamans sentirent se mélanger en elles l’inquiétude et la confiance pour les vies qu’elles mettaient au monde. Le cœur de chacun se dilatait. Amatxi continua jusqu’à la fin et, nul ne vit, sauf la colombe qui fait attention à tout et me le rapporta plus tard : « un peu de fumée s’était échappée du marchand et posé sur Amatxi. Quand la foule quitta la place, on trouva sur la neige, plein de petites peaux noires dont on ne put expliquer la provenance.

A dater de ce jour, les corbeaux montèrent la garde à l’entrée du pays de Salam afin d’en interdire l’entrée à tout marchand. Amatxi raconta encore longtemps des histoires, pendant que les enfants grandissaient, et un matin, on la trouva endormie dans son lit. Les oiseaux s’affairaient déjà pour profiter d’un bon coup de vent, afin d’emporter son âme au paradis.