La mort de Mustapha

Une fin de journée…

En me promenant dans le bled, mon regard est souvent arrêté par les murs de pierres et, au-delà des lignes tracées ça et là par les fellahs. Je sais que quelque part, dans un de ces murs se cache l’histoire de Mustapha.

C’était un vendredi après-midi en été, le jour du souk. Les activités ordinaires de la ferme et du douar étaient interrompues jusqu’au lendemain. Bachir, le berger, le mari de Daouchia, avait décidé de démolir un mur qui commençait à s’écrouler et qui ne servait plus à rien. Il avait demandé à Mustapha, le plus vif et le plus serviable de ses garçons, de l’aider. Ils s’étaient mis à l’ouvrage vers cinq heures du soir, quand la chaleur commence à décroître.

Pour aller plus vite, Mustapha prenait les pierres déjà tombées et les passait rapidement à son père qui les jetait en tas plus loin. Une longue couleuvre sortit des pierres et se faufila peureusement dans les chaumes. Mustapha recula et cria « el rnech ! ». Mais son père lui intima de continuer et de faire bien attention aux pierres qui, à présent, constituaient la base même du mur.

Le projet de Bachir était d’appeler l’enfant juste avant le moment où le pan de mur s’écroulerait. Mais le pauvre Bachir n’eut pas le temps de dire à son fils de s’écarter ; il a suffi qu’une pierre soit retirée pour que le mur s’effondrât sur lui. On n’entendit rien d’autre que le roulement de quelques cailloux. Devant son enfant inanimé, Bachir comprit aussitôt que la vie l’avait quitté ; le corps était chaud et docile quand il le tira hors des pierres. Bachir s’assit et pleura. Belloul qui rentrait de son champ fut le premier à voir sa douleur et son désespoir.

La nouvelle se propagea vite en cet après-midi d’été : Mustapha ould Bachir était mort ! Les hommes sont venus prendre le corps et l’ont installé dans la maison où les femmes étaient déjà autour de Daouchia. Ces dernières ont poussé les youyous de lamentation, griffé leur visage et levé leurs bras vers le ciel. Dès que j’ai su ce qui était arrivé, je suis partie auprès d’elles. Même si je ne pouvais m’exprimer comme les femmes musulmanes, j’ai partagé cette immense douleur qui poignarde le cœur devant un enfant que la vie a quitté. Nous répétions par intermittence : « Mustapha mesquin… », ce qui traduit l’indicible, tant s’entremêlent l’abandon à la douleur et la conscience d’être devant l’innocence. A présent, l’âme de Mustapha était définitivement sortie de son corps et il était devenu un ange.

Le lendemain, les femmes ont enveloppé le corps dans un haïk, les hommes l’ont porté en terre au cimetière du douar et, dans une tristesse infinie, ils l’ont déposé dans la tombe orientée vers l’orient. Puis, ils l’ont recouvert de quelques pierres semblables à celles qui avaient provoqué sa mort.

Durant plusieurs jours, je suis allée voir Daouchia ; nous parlions peu et pleurions ensemble. J’étais attirée par elle. Sans que je m’en rendisse compte sur le moment et malgré nos différences, elle m’initia à la douleur séculaire des mères ; sait-elle seulement qu’elle m’a apporté plus que tous les livres et manuels de sagesse que j’ai lus par la suite ?

Ainsi, elle me montrait que la vie et la mort vont ensemble. Elle s’est remise à son métier à tisser, intériorisant peu à peu son chagrin. Un jour, plusieurs années après, elle m’a donné une couverture tissée par elle, en me disant : « tu as pleuré avec nous quand Mustapha est mort… ». Les liens qui me lient à Daouchia sont aussi forts que ceux qui font la couverture.

A chacun de mes retours, je lui rends visite au douar des Allalich. A présent elle est vieille et ridée, elle a du mal à se déplacer, mais son visage, notamment son profil resté net et volontaire, montre l’authenticité de sa vie de femme et de mère.

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