La vieille couverture

Tous les lundis, les torchons de Mayena avaient rendez-vous avec ses serviettes de toilette et une vieille nappe blanche damassée, rayée de bleu, et, pour peu qu’il y ait du soleil, le plaisir de flotter presque librement dans le vent frais du matin, se mêlait à celui de pouvoir partager un moment d’amitié. C’était perceptible pour ceux qui savent écouter les bruissements, les frottements, les grincements, parfois les claquements du linge sur les fils d’étendage. Mayena avait hérité de sa mère, de sa grand-mère et de toutes ses aïeules, cette habitude de faire sa lessive le lundi ; néanmoins dans les HLM, peu importait le jour où on lavait le linge alors que dans son village natal du pays de Salam, il eût été inconvenant d’y déroger sans une raison valable comme celle d’une naissance ou d’une mort. Quelques torchons en fil qui avaient résisté à tous les traitements, évoquaient la lessive à la main dans le lavoir et racontaient à d’autres jeunes torchons raides et mercerisés qui n’avaient connu que le lave-linge, les séjours brûlants dans la lessiveuse, les plongeons dans l’eau glacée du ruisseau et surtout les bavardages gais et animés de la mère de Mayena et des autres femmes qui frottaient et battaient bruyamment leur linge sur la dalle lisse du ciment. Mais ici, dans la cité, point d’eau glacée ou brûlante giclant dans le vacarme, chacune dans sa solitude organisait son ordre au milieu de l’agitation générale.

Trois fils d’étendage avaient été attribués à Mayena qui les utilisait au gré des évènements de la vie, des saisons, des voyages, des retours et surtout au gré du mal sournois qui la rongeait depuis quelques temps. Elle se raccrochait à eux comme à une ligne de vie. Tous les lundis, les torchons avaient hâte de retrouver les serviettes qui avaient accompagné chacun dans la semaine. Celles-ci se faisaient un peu prier pour parler mais elles cédaient bien vite et racontaient les jeux, les joies et les chagrins, les espoirs déçus, et tous demandaient aux draps qui avaient recueilli bien des larmes et des confidences, de confirmer les sanglots et même les rêves de la nuit. L’ensemble du trousseau de Mayena savait tacitement que chaque pièce détenait une parcelle de son intimité. La lessive du lundi était investie des secrets que les autres lessives de la semaine ne partageaient pas quand les jeans croisaient les tee-shirts, les pulls ou les jupes. Ces vêtements ne se voyaient pas assez souvent, ni régulièrement pour tisser des liens d’amitié. Ils étaient méfiants et jaloux des torchons, des serviettes, des draps et même de la nappe blanche rayée de bleu, et auraient protesté auprès de Mayena si elle avait écouté leurs revendications car elle les étendait sans attention et sans douceur. Ils n’avaient pas de souvenir qui leur auraient donné de la mémoire. Ainsi le linge du lundi avait un statut particulier dans l’existence de la jeune femme. Après être passé dans la machine et avoir bouilli, il était comme débarrassé de toutes ses impuretés, et une fois étendu sur les fils, il étirait ses fibres et affichait sa dignité avant de commencer le bavardage. Mayena était fière de sa lessive du début de semaine. Elle en aimait l’odeur, enfouissait son visage dans cette humidité purifiée et restait un moment pensive devant le linge comme devant sa vie ; il était désuet de tirer une satisfaction en contemplant ces pans de tissu sur le fil mais elle ne l’aurait cédée à quiconque, ni en échange d’un destin moins monotone. Le rite de la lessive l’apaisait. Le temps semblait s’arrêter malgré l’inquiétude lovée au fond d’elle-même. Dans le murmure du linge, les serviettes racontaient les soins de la toilette de Mayena quand elle était si belle dévêtue, pudique et qu’elle ne le voyait pas, tandis que les torchons évoquaient les repas hâtifs sur le coin de la table et les silences dans la cuisine tout au long des jours. Malgré son isolement, Mayena était rassurée par l’ordre de la lessive.

A côté des fils qui lui étaient réservés, s’alignaient ceux de Véra, une grande femme brune, forte, active qui avait de la passion dans les yeux. Fraîchement arrivée d’un pays pauvre et lointain durant l’été, son goût de la liberté l’avait entraînée vers des cieux plus tolérants, du moins l’avait-elle cru. En tant que réfugiée politique, un appartement lui avait été attribué dans les HLM ; elle vivait là avec ses enfants en attendant de trouver un travail. Elle aussi étendait son linge avec soin et amour, et ses torchons et serviettes s’étaient assez vite compris avec ceux de Mayena, même si au début chacun avait observé l’autre. Le linge de Véra provenait également d’un beau trousseau de mariage et la nappe blanche de Mayena avait admiré une belle nappe bleue indigo, originaire de Moldavie et imprimée de motifs géométriques blancs comme autant de points neigeux disséminés sur une frise ; les deux femmes se retrouvaient le lundi au pied de l’étendage et avaient tissé des liens de voisinage autour des enfants, de la cuisine et de la vie de la cité. Véra avait forcé la réserve de Mayena ; elle s’engageait, était directe et tranchée dans ses propos tandis que Mayena, réticente, sauvage, se livrait en se faisant violence. Qu’avait-elle à dire qui puisse intéresser quelqu’un ? Véra connaissait le monde et son histoire, et les torchons de Mayena dégoulinaient d’envie devant toutes les anecdotes que ceux de Véra racontaient : le pays lointain, le voyage de l’exil mais aussi les discussions politiques, et les amitiés de fraîche date dans la cuisine du nouvel appartement.

Le reste des fils était attribué à d’autres familles qui étendaient leur linge plus ou moins régulièrement. Souvent les femmes avaient une activité hors des HLM et les lessives étaient installées et ramassées à la va-vite par n’importe qui, sans ordre, ni rituel. Ces fils-là vivaient dans l’indifférence et l’agitation permanentes ; des grincements, des claquements résonnaient. Seuls les jeans qui revenaient régulièrement sur les fils se reconnaissaient et connaissaient tout le monde dans la cité ; ils formaient une bande, étaient gouailleurs, insolents, redoutés de l’ensemble des lessives à cause de leur arrogance et de leur force. Leur toile bleue résistait à toutes les agressions et leur contact donnait une sensation rêche et dure. Cependant les vieux jeans s’étaient assouplis à longueur de lavage ; ils étaient comme apprivoisés et, restaient paisibles et presque endormis les jours de soleil.

Toutes ces lessives cohabitaient ; quelques épingles à linge disparaissaient ainsi que l’un ou l’autre jean neuf. Le nom du voleur se propageait de torchon à serviette, de jean à tee-shirt et les choses en restaient là. L’été était passé et le soleil se couchait plus tôt. L’ordre et le désordre cohabitaient.

Un jour sombre et bas de novembre quand le vent du sud sème l’inquiétude dans les esprits, ce fut le branle-bas général. Au moment où Mayena arrivait essoufflée devant ses fils, son regard resta interloqué devant un immense tissage rayé, étalé négligemment et ployant lourdement l’installation de l’étendage. L’océan eut envahi les lieux, sa surprise n’aurait pas été plus grande devant un tel dérangement ; elle demeura muette au bord de l’emplacement, sur ses gardes, hostile à ce tissu étranger à sa vie et à la cité. Elle étendit son linge avec prudence, rapidité, essayant d’éviter ce qui ressemblait à une très longue couverture, bien différente des couvertures traditionnelles. De surcroît, ce textile informe dégageait une odeur forte et âcre, inconnue de ses sensations olfactives ; on pouvait même imaginer qu’il recelait encore les effluves des corps abandonnés dans la nuit ; cette intrusion au milieu du linge propre était choquante, impudique et intolérable. Elle prit un grand soin de n’avoir aucun contact avec le tissage immense et fané. Sa lessive eut les mêmes réactions de rejet, tout en tendant l’oreille aux gémissements de la vieille couverture.

A partir de ce jour d’automne, la couverture fut toujours là ; posée très tôt le matin, elle disparaissait mystérieusement dès que le soleil n’éclairait plus les fils. Le linge de Mayena et de Véra apprit peu à peu son histoire. Elle appartenait à une famille de maghrébins qui avait quitté le Maroc et, plus précisément à la vieille grand-mère Daouchia ; cette dernière avait supplié de pouvoir emporter avec elle la couverture usée mais imprégnée de tous les évènements de sa vie. Toute jeune, elle avait filé la laine des moutons de son père, puis elle avait teint ce fil en bleu, vert, rouge et violet et l’avait tissé pour son mariage sur le modeste métier familial. Depuis lors, elle s’en enveloppait pour dormir. Tous ses enfants y étaient nés et avaient grandi, lovés dans la chaleur du tissage lourd et épais. Personne dans la cité n’avait vu un tel ouvrage et les remarques allaient bon train sur les dimensions démesurées, les rayures aux couleurs jadis vives et surtout les étranges odeurs encore chargées de la fumée du feu de bois et de celles qui font la vie : le suint de la laine des moutons, la sueur, l’urine, le sang des femmes et le sperme des hommes. Il y avait même quelques brins de paille encore pris dans la trame. Les sens de Daouchia, malgré leur usure s’éveillaient à leur contact et la couverture, avec la rapidité d’un tapis volant, transportait la vieille femme au-delà des mers vers les rivages de sable brûlant et désertique. L’étendage devenait le territoire muet, inviolable de ses méditations et de ses rêves secrets ; même le vent se retirait de ce silence songeur. Le regard de plus en plus perdu de Mayena croisa et rencontra le regard de plus en plus exilé de Daouchia. L’hiver passait.

La tumeur maligne se réveilla dans le corps de Mayena au moment où une pétition exigeait du syndic des HLM l’interdiction d’étendre des haillons au milieu du linge propre. Seule Véra protesta et refusa de signer ; Mayena la suivit sans conviction mais pressentant l’injustice, car les fils de l’étendage l’avaient, sans qu’elle le sût clairement, liée au tissu étrange et à sa propriétaire. Daouchia ne comprit pas ce langage officiel et continua de venir tous les matins étaler sa couverture au soleil. Alors les tribulations de la méchanceté commencèrent à mettre du poison dans son existence déjà bien précaire. Des voisins anonymes roulèrent en boule le tissage usagé ; des garnements le couvrirent de terre. La famille de la malheureuse, soucieuse de s’intégrer dans la modernité lui conseilla de jeter la couverture et de la remplacer par une couette. Ses petits-enfants exprimèrent leur honte de cet étalage de la misère et de pratiques d’un autre âge. Ils n’avaient pas encore honte d’avoir eu honte. Daouchia ne céda pas ; ses yeux ourlés de khôl et séparés par le tatouage du front, s’enfoncèrent davantage et eurent des reflets noirs ; elle monta la garde assise dans l’herbe. Des enfants lui lancèrent des quolibets, des voyous voulurent même prendre la couverture pour leur chien mais la grand-mère arabe tenait bon.

Sans qu’elle le voulût vraiment, Mayena prit l’habitude de la rencontrer au pied des fils tandis que des sourires timides illuminèrent leurs visages tristes. La souffrance prit possession de son corps et les serviettes de bain racontèrent les tiraillements dans le bras et l’angoisse qui rongeait l’âme. Quand la tumeur grosse comme une mandarine entraîna l’ablation du sein, les serviettes assistèrent impuissantes, à la mutilation et à l’égarement de Mayena. Elles découvrirent dans le miroir, le reflet du sacrifice et racontèrent à la nappe de Véra et à l’immense couverture de la grand-mère marocaine leur désarroi et leurs interrogations sur la mort. Véra, qui était médecin, savait l’évolution de la maladie. Sa franchise et son amitié pour Mayena prirent le pas sur les atermoiements hypocrites de l’entourage craintif. Ses ancêtres de l’Europe profonde lui avaient appris à regarder la mort les yeux ouverts et elle décida d’aider Mayena à rester le plus longtemps possible debout et forte devant l’inéluctable. Elle n’avait pas le pouvoir de briser la fatalité absurde, mais elle pouvait lui donner quelques secrets pour l’apprivoiser et l’attendre. Simultanément, Daouchia comprit intuitivement que la femme qui lui souriait si tristement, dépérissait et se mourait. Sa sollicitude se manifesta sans paroles mais à travers des gestes doux et fermes qui, peu à peu, remplacèrent ceux de Mayena dont le linge était apeuré devant les signes du renoncement et les efforts inutiles pour lever le bras. Le murmure du trousseau était imperceptible, sauf au vieux tissu élimé et effrangé. Qui s’en occuperait à présent ? A qui servirait-il encore ? L’hiver n’en finissait plus.

Un lundi clair de printemps, Daouchia se posta au pied des fils et attendit Mayena qui arriva épuisée, tenant difficilement sa corbeille de linge mouillé ; elle s’en empara et en faisant tinter ses bracelets d’argent, accrocha énergiquement les serviettes, la nappe blanche et bleue, les torchons. Ceux-ci bousculés dans leurs habitudes se montrèrent rétifs et peu dociles, mais ils comprirent bien vite que la main brune et tatouée qui les installait, était efficace et bonne. Mayena laissa faire ; elle ne pensait plus et un voile de paix et de silence se posa sur son âme meurtrie. Le temps d’un instant, elle ne ressentit ni douleur, ni crainte, ni espoir. Elle était là, devant son beau linge étendu et cette étrangère qui la protégeait. Elle se disait intérieurement : « si tout pouvait demeurer ainsi… ». Seuls les frôlements, les bruissements, quelques claquements du langage des lessives traversaient l’air transparent. La grâce du don avait métamorphosé le rite du lundi matin en une offrande. Le printemps était là.

De lundi en lundi et de jour en jour, Daouchia secondait Mayena ; à présent elle se rendait dans son appartement et restait auprès de la jeune femme. Véra les rejoignait en revenant de son travail au moment du thé à la menthe préparé traditionnellement par la grand-mère arabe. Mayena oubliait son mal en s’absorbant dans la contemplation de sa position droite et de ses gestes précis. Le parfum de la menthe exalté par le thé vert, le sucre et la chaleur de l’eau s’élevait au-dessus des beaux verres de Bohème prêtés par Véra et embaumait la pièce. Le liquide doré et irisé à travers les couleurs du cristal, réunissait l’horizon particulier de ces trois femmes, comme le triangle du courage sur le vitrail d’une cathédrale traversé par les rayons du soleil. L’été s’annonçait.

Les jours étaient comptés en même temps qu’ils devenaient plus longs, plus chauds ; la vie s’effilochait et ne tenait qu’à un fil, qu’à un souffle. Un lundi du mois de mai, Mayena eut encore l’illusion qu’elle pourrait étendre sa lessive préférée ; Daouchia était là et avait étalé sa vieille couverture sur l’herbe. Elle invita Mayena à s’asseoir ; celle-ci s’allongea, posa sa tête sur son bras, regarda le ciel, le linge, la nappe, sourit à Daouchia et ferma ses yeux. Seuls les torchons, les serviettes et la nappe bleue virent s’envoler dans le ciel une couverture usée qui transportait une femme encore jeune et une vieille grand-mère arabe. L’étrange attelage se faufila entre les nuages et disparut dans l’azur profond.