Le fusil
Touria a fabriqué le livre que j'ai écrit sur ma grand-mère, la Jarre brisée, dans la maison d'édition Atlantica où elle a travaillé fort longtemps. Notre premier contact avait été revêche car je l'avais dérangée en lui demandant d'insérer de nouveaux paragraphes.
La fois suivante elle m'accueillit avec un grand sourire et me déclara "jamais je n'aurais vécu dans le bled comme votre grand-mère!". Nous parlâmes du Maroc notre pays d'origine à toutes les deux. La sympathie se transforma en amitié et un soir nous dînâmes ensemble avec nos conjoints. La conversation roulait et nous nous partagions le Maroc comme un mets inépuisable.
A un moment elle me déclara "mon père a été un résistant". Ma pensée s'accéléra et dans l'instant où je recevais le mot "résistant" je pensais aux résistants de la guerre de 39-45. Je fis mentalement le calcul des âges, tout cela dans mon for intérieur alors que j'ai oublié de quoi nous parlions, et j'eus soudain la révélation que Touria me parlait de la résistance de son père durant la guerre de libération des marocains vis-à-vis des français dans les années 50.
Il y eut comme un énorme dégel dans mon esprit. Moi la fille de colon qui me croyait avec le temps émancipée des conditionnements du passé, je découvrais ma façon primaire, monolinguistique de réagir.
Rapidement je saisis ce qui aurait pu être un quiproquo lamentable, je décidai d'en parler à Touria et de vivre à chaud la force des récits partagés. Elle s'amusa du film qui s'était déroulé dans ma tête, mais moi je devins avide qu'elle me racontât l'engagement de son père et la suppliai de récolter des souvenirs auprès de sa maman encore vivante.
Je ne sais pourquoi, la récolte est paradoxalement mince mais très intense pour le sujet évoqué. Est-ce par pudeur? Parce que des souvenirs restent indicibles, des secrets? Cependant un souvenir ne s'est pas effacé et en dit long. "Ma mère me dit-elle, se rappelle d'un soir au moment du repas. Il n'y avait que les femmes. Les soldats français sont rentrés dans la maison, ont fouillé du regard la pièce, ont questionné et l'un d'eux a remué le couscous posé sur la table avec la pointe de son fusil". La vision en est restée nette.
Cet épisode me renvoie à un autre plus ancien. J'étais revenue au Maroc avec ma mère pour quelques jours et nous déjeunions chez notre nounou avec ses enfants. Son fils aîné était adolescent quand nous avions quitté le Maroc en 1973, et là, plus de trente ans après il demanda soudain à ma mère de lui raconter ce qu'on appelait "les événements" c'est-à-dire comment dans le bled chacun du côté qu'il défendait s'était organisé dans le temps qui a précédé l'indépendance du Maroc soit pour garder les terres et se protéger, soit pour se libérer de la tutelle étrangère. Et ma mère lui raconta ce passé commun.
Le récit ne peut prétendre à relever à part entière du discours historique surtout quand on prend conscience des difficultés de toute sorte qu'il faut surmonter dans le processus de narration du passé. On comprend que les témoins aient du mal à parler et que les monolinguismes guettent comme des vautours avant même que le début de quelque chose soit raconté. Néanmoins quand la parole peut circuler en confiance, des murs s'abattent, des portes de meilleure comprehension bougent et ouvrent des océans de partage d'expériences.