TunisieS 2013
Oui, j'écris tunisieS ainsi, tant ce séjour de décembre 2013 a révélé les facettes attendues et inattendues de ce pays tendre et charmant.
Facette la plus chatoyante: Sidi Bou Saïd. Le marabout du saint est reconstruit après qu'il ait été saccagé l'an dernier, et le village demeure comme protégé dans la beauté simple des ruelles, des portes, des galeries d'art, des vues imprenables.
Que rajouter? On voit mieux la fois suivante et, sous le ciel nuageux de l'hiver, à l'entrée des deux petits cimetières qui regardent la mer, j'ai vu le brancard sur lequel on transporte le corps du mort avant de l'inhumer, puisque les musulmans n'utilisent pas de cercueil. Comme le dernier bateau que l'on prend.
Mais avant de mourir, il faut se laisser séduire par le palais du baron Erlanger, le musicologue, dont on découvre aussi qu'il était un bon peintre. Au-delà de l'extase devant le raffinement des marbres dont les feuilles symétriquement découpées et ajustées font penser aux tâches de Rorschach, au-delà du mobilier incrusté de nacre, et des caissons des plafonds décorés, je suis toujours émerveillée par la volonté de celui qui a tout mis en oeuvre pour que sa maison soit ainsi: belle pour lui et pour les hôtes, chaque visiteur pouvant s'en considérer un.
Facette la plus inattendue: le verger de Marie-Annick quelque part dans le bled tunisien. Marie-Annick est veuve de Tewfiq et s'occupe du verger dont ses enfants ont hérité. Dès sept heures du matin elle rejoint Brahim l'ouvrier et Cocotte la mule.
Les soins qu'elle prodigue aux arbres, essentiellement des agrumes, sont quotidiens, et si attentionnés qu'on devine que Marie- Annick est intimement liée à cette population végétale. Son secret est de labourer le sol avec la mule au moins une fois par an afin que les herbes et autres intrus n'empêchent les orangers de prospérer. Ainsi, les vieux arbres ne veulent pas mourir, les jeunes plants protégés par des huttes en roseau contre le vent, trépignent d'être libérés pour produire. Avec le bois mort Brahim fait du charbon de bois. Dans un coin du verger, il y a le bassin d'irrigation pour arroser la terre quand, après la floraison, les oranges qui ne sont que des billes vertes doivent se développer dans la chaleur de l'été.
C'est midi et nous retrouvons Brahim qui prépare son repas.
Le verger de Marie-Annick a une surface de trois hectares et produit cinquante tonnes d'oranges cueillies à la main, et livrées à la coopérative.
Facette la plus efficace: le travail de Doukkali l'ébéniste. Je désirais installer une fenêtre orientale à l'entrée de ma maison au Pays basque. Du désir à la réalité il y a l'illusion perdue sauf si on rencontre un ébéniste de génie à Hammamet. Monsieur Doukkali a concrétisé mon rêve ( je crois que c'est la première fois que cela m'est arrivé). Son savoir-faire, son talent et la noblesse de son extrême civilité m'ont permis de rentrer chez moi en traversant mers et montagnes avec le panneau oriental qui orne à présent ma maison.
Facette la plus pertinente: Leïla la revue illustrée de la femme 1936-1941. La récente monographie de Hafdeh Boujmil sur cette revue, provoque un choc tant son actualité, plus de cinquante ans après est criante. Le design des pages de couverture étonne par les lignes sobres mais percutantes des visages, annonçant une détermination inébranlable pour inviter la femme tunisienne et à travers elle la société, à évoluer avec ses propres valeurs et pas seulement par rapport à l'Occident. Aly ben Salem fondateur et dessinateur de la revue, écrivait en 1936, "nous aurons la fierté d'avoir créé notre vie et de l'avoir modelée selon l'idéal que nous avons conçu". Parcourant cet ouvrage j'ai découvert des remarques inédites et lourdes d'enseignement: "voile...sujet de tout acharnement...coutume qui existait dans les familles byzantines et que les arabes s'étaient empressés de copier pour son caractère distinctif de la haute société. Mais ceci ne manqua pas d'entraîner la décadence de la civilisation islamique, car le voile est devenu une barrière à toute expression naturelle pour une jeunesse qui se trouvait privée de ses aspirations, incapable de construire son avenir sur des sentiments sincères et durables". Plus loin, "Le mouvement enregistré dans la société iranienne, par exemple...la femme iranienne a spontanément rejeté le voile...l'islam a toujours montré sa grande capacité de tolérance pour tout ce qui est susceptible d'enrichissement individuel et social. Ce n'est qu'une suite logique dans l'évolution des peuples et non un reniement des principes de la religion". Puis le papier est devenu trop cher, et la censure et la guerre ont mis fin, hélas, à ce beau projet.
Facette la plus inquiétante: quand j'ai quitté la Tunisie début décembre 2013, le ressenti politique des tunisiens-citoyens était tel que la rage leur sortait des tripes et qu'ils n'avaient pas de mots assez forts pour dénoncer le risque de retour au Moyen Age devant les tentatives radicales des religieux au pouvoir. L'expression "printemps arabe" était devenue le synonyme d'une farce. Or depuis début janvier 2014, il signifie de nouveau l'espoir tant le pire semble avoir été évité. La rédaction en cours de la Constitution reconnaît la liberté de conscience et l'égalité homme-femme.
La situation est néanmoins très grave et chaque énoncé de principes, chaque mouvement de rue reste porteur d'une évolution positive ou inquiétante dans la rédaction finale de la Constitution et pour l'avenir du contrat social dans ce pays.