Emilie et le temps
Un jour de printemps j’entendis un coup de bec contre la vitre de ma maison. Mon cœur bondit de joie , Véra la cigogne mon amie était revenue. Elle remontait du sud vers le nord et me rendait visite. Après les salutations d’usage, elle se mit sur une patte et je compris aussitôt que je devais l’écouter toute affaire cessante. Connais-tu l’histoire d’Emilie ? caqueta-t-elle. Non lui dis-je mais raconte-moi vite. La cigogne enroula son long cou et me parla de cette petite fille.
Ah lala, elle m’en a fait voir cette coquine mais, elle est si mignonne! Tu sais bien que durant mes voyages intercontinentaux je rencontre beaucoup de monde et lors d’une soirée dansante chez les cigognes qui avaient invité les gens de la terre et du ciel, j’ai rencontré Er le Pamphylien. Je t’ai déjà parlé de lui. C’est un vieux copain. On se donne des coups de main de temps en temps. Il vit entre le ciel et la terre et s’occupe des graines d’âme quand avant de naître elles choisissent leur destinée. Il est peu bavard mais cette fois-ci, il m’a déclaré en haletant : je te cherche Véra, ha ha, j’ai besoin de toi, ha ha, viens danser ce tango que nos amis les hérons interprètent si bien avec leurs accordéons. J’ai un problème avec une graine d’âme qui veut naître plus tôt que prévu. Elle me répète sans cesse : je veux aller plus vite que le temps, plus vite que le désir de mes parents. Ils parlent de moi mais ils veulent attendre et patati et patata… Je les ai choisis, le papa est tellement beau et la maman est très douce… il me semble que je serai bien avec eux. Et puis ils ont déjà une fille qui s’appelle Joséphine. Elle aime bien commander mais elle a beaucoup d’idées…je devine qu’avec elle je vais bien m’amuser… elle fait beaucoup de bêtises et n’a peur de rien. Er, s’il te plaît, laisse-moi partir, laisse-moi traverser le Léthé que toutes les graines d’âme qui vont naître doivent traverser afin de tout oublier. Je le sais, c’est la loi. Mais je t’en supplie, laisse-moi partir.
Er était moins haletant : je suis venu te demander conseil, ma chère Véra ; que dois-je faire ? me dit-il pendant le tango.
Quel sera son prénom lui ai-je d’abord demandé ? Il me répondit : ses parents parlent de la nommer Emilie.
La cigogne continua : j’ai réfléchi et j’ai décidé d’aider cette petite fille qui voulait braver le temps ; j’ai proposé le plan suivant à Er. Le prénom qu’elle porte indique qu’elle ne cédera pas et qu’elle aime les défis. Propose-lui le marché suivant. Tu lui diras : Emilie, je t’accorderai de naître plus tôt que prévu, si, et uniquement si, tu parviens à découvrir ce qu’est le temps…tu devras me rapporter des morceaux de temps.
Tu as une bonne idée me répondit Er, elle n’y parviendra pas et cessera de quémander. Il me planta en plein milieu du tango et repartit dans sa prairie remplie de graines d’âme. Il repéra aussitôt Emilie qui attendait l’occasion de le harceler. Viens ici, petite graine mendiante, j’ai quelque chose à te proposer. Je suis d’accord pour te laisser partir plutôt que prévu, né-an-moins-au-pa-ra-vant, anona-t-il, je te demande de trouver ce qu’est le temps, de plus tu devras me rapporter des morceaux de temps. Le ciel et ses habitants sont à ta disposition pour t’aider dans tes recherches !
En écoutant la décision de Er, la graine d’âme fut abasourdie ; elle retomba sur elle-même en s’aplatissant, ne récrimina pas, puis elle se regonfla et quitta la prairie.
Elle se retrouva dans le vide, un peu inquiète. Que dois-je faire ? Par où commencer ? Si j’allais tout en haut du ciel interroger les dieux ? Elle profita d’une douce brise, se laissa transporter devant les demeures des maîtres du monde et fut attirée par une bruit qui se répétait quand elle arriva chez Shiva. Ce dieu l’amusa beaucoup par les contorsions de ses nombreux bras et jambes et, lui, il fut attendri par la petite chose qui se tortillait. Quand il eut compris sa demande de temps, il montra une roue qui grinçait et lui expliqua : le temps est cette roue qui tourne sans arrêt, elle revient toujours à son point de départ et ça recommence. Tiens se dit Emilie, je tourne, mais je ne m’en rends pas compte…
Emilie se détourna et frappa à une autre porte. C’était Abraham, un homme avec une barbe immense remplie d’étoiles, il s’appuyait sur un bâton noueux et écouta Emilie. Ah petite graine, tu es bien jeune pour que je te donne un morceau du temps, mais ton courage me touche. Vois-tu, le temps est sorti du Dieu unique que tu ne peux pas voir et dont je suis le représentant. En fait, Dieu s’ennuyait avec lui-même, et, curieux comme l’œuf dont il a la forme, il fendit sa coquille et lança un trait, une ligne infinie sur laquelle nous naissons et nous mourrons. Moi j’ai été le premier à marcher dessus…Ah bon se dit Emilie…et, on peut courir sur cette ligne ? Oui, bien sûr dit le vieux barbu mais il faut savoir s’arrêter pour réfléchir de temps en temps. Heu, alors, reprit avec aplomb la graine d’âme, et si je demandais du temps à ton Dieu unique, que me donnerait-il ? Il te répondrait de dedans son œuf avec sa grosse voix: je suis l’éternité, sans passé, ni futur, je suis le présent patient, toujours le présent, parfois je m’ennuie … un jour tu seras avec moi, mais pour l’instant va courir sur la ligne et fais-y des belles choses.
Hou lala se dit-elle. Il me faudra un grand sac à dos pour rapporter à Er tout ce que j’ai déjà trouvé : une roue, une ligne, l’éternité.
Pendant qu’elle mettait son sac sur la boule, une vieille grand-mère toute ridée avec des lunettes de philosophe sur le bout du nez, arriva dans son avion jaune et se posta devant elle : Emilie, avant d’aller courir sur la ligne, il faut que tu glanes un peu de sagesse auprès des maîtres de cette science, viens, suis-moi. Monte dans l’avion jaune. Elle le pilota entre les nuages jusqu’au quartier des philosophes. Pendant le voyage, Emilie se dit en elle-même : comme c’est drôle de chercher le temps ! Il me semble que les dieux et leurs acolytes ne m’ont pas assez bien répondu, ils m’ont parlé du temps comme si c’était une chose ronde ou droite. Moi je sens que la graine que je suis, est du temps car elle peut naître, se développer, changer…C’est alors que la vieille grand-mère toute ridée se posa sur un nuage, attendit que la graine se dirigeât vers un pâté de maison, puis, l’avion jaune disparut.
Bon, me voilà toute seule, allons voir ces maîtres de sagesse se dit la petite graine en se donnant du courage.
Elle lut sur une porte un prénom AUGUSTIN, il lui plut et toqua : monsieur Augustin, pouvez-vous me rendre un service ? Je suis une graine d’âme et je voudrais naître sans attendre, mais Er le Pamphylien m’a imposé une épreuve terrible, je dois d’abord lui rapporter du temps, qu’en pensez-vous ? Le vieux philosophe se mit faire les cent pas sur son nuage tout en marmonnant: quand j’étais sur terre j’ai voulu vivre intensément en profitant de tous les plaisirs, et le temps était une boîte dans laquelle j’ai fait beaucoup de bêtises. Pourtant une petite voix intérieure me murmurait que je gâchais ma vie et elle m’invitait à rentrer en moi-même. Un soir, c’est ce que j’ai fait et j’ai découvert que le temps que je gaspillais n’était pas hors de moi mais qu’il était mon âme. En perdant mon temps, c’est mon âme que je perdais. Un grand tremblement m’a secoué, et dans le secret de moi-même j’ai découvert que je produisais du temps, du présent, du passé, du futur, c’était très exci…Emilie lui coupa la parole en roulant sur elle-même : figure-toi Augustin, c’est exactement ce que je pense, je suis du temps…Mais…là ça devient compliqué, qu’est-ce que je vais faire si je suis du temps? Heu conseille-moi, est-ce que je me mets dans le sac à dos ou bien je continue à porter le sac sur ma boule ? Augustin lui dit : je cale devant ta question, je donne ma langue au chat. J’ai deux vieux copains qui vont t’aider. Va voir Bergson et Bachelard sur le nuage voisin.
Emilie roula avec son sac à dos. Elle s’arrêta devant les maisons indiquées. Sur la porte du premier il y avait un dessin, c’était du sucre qui fondait dans l’eau. Hum se dit Emilie ça a l’air délicieux et elle vit sortir un bon sourire sur un visage rond, sans un poil sur le caillou! Avec un accent british il murmura : petite graine, please ? Emilie débita tout net : grand philosophe je suis bloquée dans ma quête du temps que m’a imposée Er de Pamphylie. J’ai un sac à dos dans lequel je mets tous les morceaux de temps que je trouve mais j’ai aussi compris que le temps et moi ne faisons qu’un. Alors je ne sais plus si en tant que graine d’âme je dois porter le sac ou si en tant que graine d’âme je dois me mettre dans le sac. Bergson se gratta le crâne et parla doucement : c’est toi petite graine qui doit porter le sac, car le temps c’est comme le sucre qui fond dans l’eau ou mieux, comme l’air d’une chanson, il faut quelqu’un pour porter l’eau ou pour chanter la chanson…Bon voyage Emilie.
Pendant les salutations, un visage hirsute était apparu avec des sourcils broussailleux et une barbe pleine de spaghettis. Emilie sursauta quand elle entendit la voix rocailleuse : Emilie tu sais à prrrrésent que tu porrrrterrrrras le sac, je rrrrrajoute un petit conseil…écoute-moi… au milieu de ce temps que tu fais exister et qui durrre grâce à toi, il y aurrrra des pics de temps et ton cœur battra plus vite, ce sera quand ton âme créera de très belles choses, et que les gens de la terre en profiteront. Tu goûterrras même parfois à l’éternité. Ecoute encore, j’ai une amie, c’est une fée. Elle s’appelle Emilie comme toi ; elle est l’amie des artistes. Hou hou fée Emilie, hou hou viens chercher cette petite graine. Elle a vu les dieux, les philosophes, emmène-la voir les artistes qui osent montrer le temps avec des formes, des sons et des couleurs. C’est alors que surgit une belle dame blonde avec une baguette dans sa main. La graine rajouta dans son sac à dos le temps qui dure et le temps d’un instant, puis, suivit la fée.
En écartant les nuages avec sa baguette, la fée lui proposa de se reposer et de pique-niquer près d’un ruisseau de brume. Elles se restaurèrent, puis la fée fredonna en vieille langue une berceuse qui parle d’une chanson douce que fredonne une maman ; à ce moment-là la lune se leva dans le firmament pleine et ronde et Emilie lui fit un signe : eh la lune, es-tu du temps toi aussi, tu es bien belle aujourd’hui ? Ouiiiii lui susurra la lune, je te ferai un clin d’œil, bientôt, quand j’aurai la forme d’une paupière fermée, et la graine s’endormit. A son réveil, elle déclara à la fée: j’ai rêvé de ma future maman, il me tarde de la voir. La fée dit en la caressant : patience ma petite boule ronde comme un poussinneau. Allons voir les artistes, ce ne sera pas de tout repos mais tu apprendras beaucoup de choses et tu ne regretteras rien.
Elles pénétrèrent dans un grand bâtiment d’où sortait la voix d’un homme qui donnait des ordres : arrondis tes bras, montre que tu prends la vie à bras le corps, tourne bien droit, sois généreux et sincère dans ton attitude…Les murs étaient couverts de miroirs où se réfléchissaient à l’infini des corps. Celui qui parlait avait des yeux d’un bleu inoubliable et exhortait les danseurs: chacun de vos spectacles est un instant qui fécondera, embellira la vie d’autrui !
Ah c’est formidable, j’ai compris dit Emilie à la fée en roulant sur elle-même ; grâce à l’effort qui a besoin de temps et grâce à l’instant du spectacle, ce chorégraphe aide les hommes à mieux vivre en communiquant de l’énergie, en montrant la force des corps transformée en beauté. Le temps est une expérience concrète au-dedans de moi, mais aussi autour de moi, avec les autres, il me tarde de naître ! Dis-moi la fée, est-ce que après avoir traversé le Léthé je verrai des belles choses, est-ce que je verrai encore des danseurs ? Bien sûr ma petite boule, tu verras des danseurs, des chanteurs, des acrobates, des funambules … Un frisson de plaisir froissa quelques secondes la petite graine.
Continuons répondit la fée, ouvre cette porte et Emilie se retrouva devant un petit bonhomme qui chantait avec un bel accent et des sonorités tendres et pénétrantes ; il se dandinait comme un boxeur et fredonnait « la pluie fait des claquettes sur le trottoir à minuit »…Emilie s’extasia : que c’est beau ! Le temps c’est aussi de l’imagination pour mieux voir l’eau qui coule, le vent qui souffle,…oh et cette grosse dame qui chante d’une voix grave « Melocoton et Boule d’or, deux gosses dans un jardin ». Emilie courait de l’un à l’autre cherchant à attraper la pluie et le fruit précieux…Hum c’est bon le temps, on a envie de le mordre ; après le Léthé, je croquerai ma vie à pleines dents…
La fée était ravie de tout ce que la petite graine découvrait et son cœur se serra, car, à présent elle devait inexorablement la conduire à la rencontre d’un poète révolté qui se moquait du temps en le brûlant et en mourrant jeune. Ce jour-là il s’en prenait à l’éternité et vociférait qu’elle n’était qu’une tromperie, qu’elle signifiait la mort des êtres qui refusent de briser leur sécurité, et qu’elle était un supplice car si on s’installait en elle, la mer s’en allait avec le soleil, tout devenait vide et sombre. Emilie eut un frisson de peur et songea: comme il a l’air triste et désespéré, ça semble difficile de vivre le temps, ce sera difficile de vivre certains jours et je sais que j’affronterai la peine et le désarroi. Je veux naître malgré tout. Elle avoua à la fée : c’est bien les artistes mais ils sont tourmentés.
La graine était devenue songeuse et quand la fée Emilie lui dit adieu, elle murmura: j’étais vraiment bien avec toi, tellement bien que j’hésite à te quitter. Mais non, j’ai toujours cette envie de naître, de connaître enfin ma maman, ma sœur, mon papa, d’autant plus que j’ai découvert qu’il doit partir très loin dans un pays qui s’appelle le Trésoristan, il faut que je me dépêche afin de profiter de lui avant son départ. Au revoir fée Emilie, souviens-toi de moi et protège-moi si tu le peux ! La graine d’âme ajusta son sac bien rempli de morceaux de temps auxquels elle avait rajouté de la pluie, du feu, un fruit doré.
Elle profita d’une migration d’oiseaux sauvages pour se mêler à eux et atterrir en Pamphylie au moment où le soleil s’était déguisé en ballon avant de se coucher.
Elle cria aussitôt : Er je suis là, viens voir, viens voir tous les morceaux de temps que j’ai apportés ! Ce dernier après avoir ouvert le sac et trouvé toutes ces choses concernant le temps, convint qu’Emilie avait brillamment relevé le défi qu’il avait concocté avec Véra la cigogne.
Il prit une longue respiration et déclara à la petite graine entêtée : tu as gagné, je te laisse partir, ce soir tu traverseras le grand fleuve Léthé dans lequel tu oublieras tout et tes parents t’attendront de l’autre côté de la rive. Neuf mois après, tu sortiras du ventre de ta maman. La petite boule se retourna : Er, j’ai encore une faveur à te demander, je sais que ça ne se fait pas, mais, je voudrais naître avec beaucoup de cheveux, tu sais des cheveux de dame comme les starlettes de Cannes qui sont si belles sur les photos. Tu exagères lui répondit Er, tu veux tout faire plus vite que les autres, après les cheveux, que vas-tu encore exiger de moi ?
Oh ne te fâche pas c’est pour faire une farce à mes parents dit la petite graine avec coquetterie.
La cigogne s’était posée sur ses deux pattes, je lui demandais aussitôt : alors ? qu’est-elle devenue cette graine d’âme ? As-tu de ses nouvelles ? Oui caqueta la cigogne. Le papa et la maman ont été forts étonnés de son arrivée imminente et disaient : la maman a un grain de riz dans son ventre. Neuf mois après, quand Emilie naquit, leur surprise fut totale devant cette petite fille qui avait des cheveux de dame.
Emilie s’est habituée à sa famille, elle a attendu son papa pendant son voyage au Trésoristan en se disant : je marcherai sur mes petites jambes seulement quand il sera revenu ! Elle continue de prendre son temps et essaie parfois de jouer à la grande fille, c’est bien normal. La chanson que ses parents lui chantent le soir, fait écho à celle que la fée lui avait fredonnée dans le temps d’avant. Emilie adore entendre les chansons et se dandine et se déhanche avec élégance en les écoutant attentivement. Bien sûr, elle a tout oublié du temps d’avant sa naissance, mais, la lune son amie lui rappelle chaque soir, le grand voyage qu’elle a fait quand elle n’était qu’une petite graine d’âme.
La cigogne Véra s’était tue. Je savais qu’elle allait s’envoler et je me dis : pourvu qu’elle revienne l’an prochain afin de me raconter encore une belle histoire !