Casa 2014 : les taxis rouges
"je suis un sujet, je veux être un verbe aussi"
C'est à travers cette revendication portée au Maroc par les manifestants du 20 février 2011 lors des dits Printemps arabes, que je voudrais cette année parler de la route parfois âpre du pays arabe.
La phrase a été relevée et rapportée par le philosophe Ali ben Makhlouf lors d'une des conférences qu'il prononce régulièrement à la Villa des arts de Casablanca et auxquelles j'assiste quand je suis dans la ville. A chaque rencontre, ce philosophe me donne une "boite à outils" selon M. Foucault dont il se revendique, afin d'avancer sur cette route. Cette route restera éternellement celle de la tendresse de mon enfance mais elle me mène aussi avec le temps bien plus loin que la simple affectivité du souvenir.
Si je ne cesse d'évoquer l'accueil abrahamique (le chêne de Membré) qu'ont su garder et développer les arabes musulmans et chrétiens depuis les temps anciens, je veux à présent analyser les dépouillements nécessaires pour parler de l'altérité exigeante, parfois difficile, vécue sur cette route du pays arabe. Elle passe nécessairement et durement par des conflits et des dépouillements.
Dépouillement du marocain qui surmonte sa rancœur, son ressentiment vis-à-vis de l'ancien colon, du nouveau blanc touriste riche, dépouillement de mes attitudes primaires de celle qui croit être née du bon côté. Je m'explique par un exemple vécu à travers celui des petits taxis rouges de Casa.
Les p'tits taxis sont aussi vieux que mes souvenirs d'enfant et les anecdotes de tout ce qui peut arriver dans ces intérieurs déglingués sont plus drôles les unes que les autres. Chaque course est l'occasion d'un échange dans ces habitacles qui tiennent miraculeusement et deviennent un espace-temps, un salon roulant pour aborder tous les sujets. Il y a des règles propres à cet espace-temps qu'est une course.
Première règle: trouver le lieu précis d'où on fera des signes implorants au risque de se faire écraser pour attirer un chauffeur.
Deuxième règle: le chauffeur qui passe, demandera la direction et hochera la tête vers l'arrière si c'est un jour de chance et, si c'est non, latéralement d'un air navré mais catégorique.
Troisième règle: la course est toujours partagée avec un autre voyageur qui est installé à l'avant. Enfin, peu importe la distance, le prix est à la fois fixe et variable selon la catégorie sociale. Tout cela est normal car chauffeur comme usager tentent à chaque fois leur chance et y trouvent leur compte.
Prendre un p'tit taxi à Casa relève du défi, de l'aventure , de l'intelligence et donne tout son charme à la vie dans cette ville.
Voulant cette année capter leur dimension pittoresque, colorée, leur énergie de serpent pour se faufiler dans les embouteillages les plus serrés, je me suis soudain heurtée aux refus des chauffeurs devant mon appareil de photo qui voulait emmagasiner visages et numéros de voiture. "Je veux aussi être un verbe" me disent ces refus devant ma posture de celle qui possède. Ma tentative de touriste chercheuse d'exotisme, est soudain remise en cause et me permet de découvrir l'envers du décor, non par mes indignations d'occidentale devant tout ce qui suscite la compassion, mais par le croisement des regards de ceux qui triment, qui subissent, qui n'ont pas d'horizon.
Je comprends mieux pourquoi les échanges avec les chauffeurs de taxi lors des courses révèlent qu'ils ont tous fait des études, qu'ils connaissent et aiment les musiques contestataires le jazz, le rock, le reggae, le rap... Et qu'ils regrettent de n'avoir pas choisi l'exil pour tenter la chance. Ils expriment une rage qu'ils reportent sur le propriétaire de la licence qui loue le véhicule très cher, sur le tramway qui selon eux ralentit le flux des voitures, sur les taxis des campagnes (les bolides Mercedez appelés vaches folles) venus en ville, qui entassent les clients et cassent les prix.
A l'instar de tous les marocains, Ils aiment leur roi, fédérateur, protecteur, garant de leur dignité vis-à-vis de l'étranger parfois arrogant, "je suis un sujet".
Casablanca est une ville vivante pétrie d'initiatives. Des forces économiques, artistiques attestent sa dimension de métropole internationale où les événements sont pléthore, mais Casablanca est une ville dure, impitoyable sur cette route du pays arabe pour les classes sociales laborieuses moyennes et du quart-monde, et surtout pour leur jeunesse.
"je veux être un verbe aussi"