Ambre et le caillou vert
Un jour que je rapportais dans ma maison quelques galets ramassés sur la grève après que l’océan les eut abandonnés, la vieille colombe dit : « il y a un petit caillou vert dans le creux de ta main ; il est terne, ne brille plus hors de l’eau mais il a le pouvoir de donner des rêves merveilleux à ceux qui le serrent très fort ». Je m’assis, fermai les yeux et pressai le caillou dans ma paume car je savais que ma vieille amie allait me raconter une histoire.
Il y a longtemps dans un village au bord de l’océan, un papa et une maman avaient été fort surpris de découvrir que leur premier enfant était une sirène. Mais leur surprise n’eut d’égale que sa beauté car elle avait une peau couleur du miel, de grands yeux noisettes bordés de longs cils et une nageoire dont les écailles brillaient quand elle s’ébattait dans l’eau. Ils l’appelèrent Ambre comme les précieux morceaux de résine translucide que modèle l’océan dans les pays très froids et que les vagues déposent sur le rivage.
La plus vieille femme du village qui était une ancienne sirène leur rendit visite à sa naissance et déclara gravement : « vous souffrirez car un sort a été jeté sur votre fille et lui impose de vivre dans le grand océan ; elle retrouvera sa forme humaine seulement quand un jeune homme l’aimera telle qu’elle est et acceptera de risquer sa vie pour trouver un caillou vert que façonne patiemment l’océan. Il devra parcourir le vaste monde et déjouer bien des tentations ». Les parents repartirent le cœur plein de tristesse avec leur étrange nourrisson.
Puis vint le jour de déposer l’enfant ondine dans l’océan dont les vagues ce jour-là se firent douces comme des caresses ; elles prirent même la forme d’un berceau pour l’accueillir et l’emporter au pays des sirènes. Ambre cria de joie, se nageoire frétilla et sa peau dorée prit une merveilleuse couleur. Puis elle disparut. Brisés par le chagrin, ses parents restèrent longtemps devant l’océan mais celui-ci semblait s’être refermé à jamais. Le vent se leva, la houle grandit et les flots rageurs mirent leurs habits de tempête.
Ambre grandit heureuse au milieu des sirènes tantôt au fond des eaux, tantôt sur les plages où aucun humain ne venait. Elle aimait sa vie dans l’océan dont les reflets changeaient avec la lumière. Ce qu’elle préférait c’était quand il prenait la même couleur que le ciel, alors le bleu devenait gris, l’eau se mêlait avec les cieux et l’horizon disparaissait. Mais son jeu favori était de rouler dans les vagues qui la posaient sur le sable chaud et sur certaines plages, les marées étaient une ivresse de sensations, de cabrioles, de plongeons, surtout les soirs de clair de lune ; l’écume pétillait, les plantes phosphorescentes éclairaient la mer ; les poissons auraient bien voulu dormir mais les jeux des sirènes les réjouissaient. Les requins eux-mêmes s’attendrissaient presque à les regarder et quand les dauphins se joignaient à elles, c’était la fête de l’océan.
Néanmoins la période de la délivrance d’Ambre arriva et la reine des sirènes la convoqua : « Ambre, ta vie de fille-poisson est bientôt finie. Mais si avant le retour de douze pleines lunes, un jeune homme ne s’éprend pas de toi telle que tu es et ne trouve pas le caillou vert poli patiemment par l’océan qui te rendra une forme humaine, tu resteras une sirène ». Dès lors, Ambre souhaita son retour sur la terre ferme et s’attarda plus longtemps sur les rochers dans l’espoir de rencontrer celui qui aurait assez de courage pour l’aimer telle qu’elle était.
Au bout d’une lune, alors qu’elle se chauffait au soleil sur une petite île devant la plage des Alcyons dont le nom vient de ses habitants, les martins-pêcheurs, elle aperçut une embarcation étrange : ce n’était pas une barque mais une planche sur laquelle se tenait en équilibre un jeune homme. Il se laissait glisser sur les vagues jusqu’au rivage, puis remontait le courant et recommençait. Celui-ci aussi, fut intrigué par ces grands yeux qui le scrutaient. A la faveur du courant il s’approcha et Ambre plongea pour rivaliser avec lui dans les vagues. Léo, tel était son nom, ne sut que penser d’une jeune fille qui avait une nageoire à la place de deux jambes. Que ferait-elle sur une planche ? On devait bien se moquer d’elle !
Se comportant en jeune homme futile dont les élans du cœur n’avaient aucune audace, il partit sur sa planche laissant Ambre à sa déception. Les jours suivants, une tempête inouïe se leva, la sirène se cacha au fond de l’océan. Néanmoins, Léo songeait à elle et surtout à son immense regard qui semblait demander quelque chose. Dès que la houle redevint profonde et régulière, il prit sa planche et retourna aux Alcyons ; les sirènes étaient sous l’eau et se sauvèrent, sauf Ambre qui reconnut le passage vif du jeune homme. Ils jouèrent dans les vagues et se lancèrent des défis mais la sirène était la plus rapide sur la crête des vagues. Alors, Ambre dit à Léo : « une partie de ma délivrance a commencé puisque je t’ai apprivoisé telle que je suis, cependant, si avant onze lunes, quelqu’un n’a pas découvert un caillou vert qui me rendra définitivement une forme humaine, je disparaîtrai à jamais ». Léo ressentit un froid dans son âme, se ressaisit et jura de trouver cette pierre magique. Mais où puiserait-il le courage qu’il lui faudrait ?
Certain que les Alcyons ne recélaient pas de caillou vert, il affronta bravement l’océan sur sa planche. Les lunes pleines et en forme de croissant se succédèrent et la foi de Léo allait chanceler quand un bijoutier devinant la naïveté chez ce jeune homme fébrile qui cherchait vainement quelque chose, lui proposa une magnifique branche de corail. Léo céda autant à la splendeur du bijou qu’aux dires du faquin et acheta la parure rouge. Porté aux Alcyons par la fougue de son enthousiasme, il chercha Ambre qui surgit à la surface de l’eau mais sa désillusion fut immense devant la déception de la sirène lorsqu’ils durent admettre que la magnifique branche de corail n’avait aucun pouvoir malgré sa splendeur.
Léo reprit courage pour partir car on en était déjà à la dixième lune. Profitant d’un courant chaud que suivaient les martins-pêcheurs, il se mesura à nouveau à l’océan. Au bout de quelques jours, sa route croisa un vieux pêcheur d’huîtres qui lui dit malignement : « les sirènes sont capricieuses et menteuses ; j’ai une perle rare d’un orient exceptionnel qui délivrera ton amie du sortilège, mais en échange, donne-moi ta planche ». Le doute et l’hésitation rongèrent le cœur du jeune homme, néanmoins, il se déposséda de sa planche à laquelle il tenait tant, acquit la perle et rentra à pied en suivant les plages. Ambre jaillit de l’eau au moment où Léo arrivait épuisé pour poser la perle sur son cœur. Mais la petite sphère nacrée ne produisit aucun effet.
Le sort malheureux des deux amis semblait définitivement scellé. Léo s’abrita sous un rocher, le cœur plein de désolation. Ambre songeait qu’elle perdrait son seul et véritable ami. Toute la nuit, la violence des vagues remua le sable. Léo s’éveilla rempli d’amertume mais quelle ne fut pas sa surprise de voir au milieu des galets un modeste caillou vert qui luisait encore comme une luciole. Une voix intérieure lui murmura : « as-tu été bien sot d’aller chercher si loin ce qui était près de toi ? ». Mais il ne regrettait rien. Les voyages, les rencontres, les dépossessions et même les désillusions avaient fait de lui un jeune homme fort, généreux et valeureux.
Alors qu’Ambre s’apprêtait à retrouver définitivement le fond de l’océan, il posa délicatement le caillou sur le cœur de la sirène ; à ce moment-là, une vague les recouvrit et au milieu de l’écume, Léo s’émerveilla devant une jeune fille dont il ne reconnaissait que les grands yeux : un diadème orné d’une perle était posé sur ses cheveux, la branche de corail entourait son cou élégant et une robe faite d’algues et d’écailles revêtait le corps de l’ancienne sirène qui serrait le petit caillou vert dans sa main.
Léo la posa délicatement sur le sable et l’aida à faire ses premiers pas. Puis ils partirent pour un long voyage afin qu’Ambre réapprenne à vivre parmi les hommes.
La vieille colombe s’amusa de mon air étonné quand je rouvris ma main et que je restais à contempler l’humble caillou vert façonné par la patience de l’océan.