Le moussem
Un jour de pèlerinage
C’est le moussem de Moulay Abdallah à soixante-dix kilomètres d’Oulad Abbou. Il dure trois jours et nous sommes tentées d’y passer une journée.
Fatma décide que nous nous y rendrons en bus. Des autocars brinquebalants font la navette entre le village et le moussem. L’ambiance du pèlerinage commence dès le départ avec les prouesses à déployer pour se hisser dans le car.
Nous essayons de rester ensemble, c’est-à-dire Fatma, Aïcha, Myriem, Khadija et moi. Ce n’est pas chose aisée, car il y a toujours quelqu’un pour s’imposer et prendre notre tour. Mais ceci n’a aucune importance. Très vite, ce qui compte avant tout et qui guidera chacun, est d’arriver au tombeau du saint pour l’honorer et bénéficier de ses bienfaits.
Le car bondé s’ébranle vers El Jadidia, dernière étape avant l’endroit du moussem. Sur la route, le tohu-bohu continue, car la chaussée est étroite. Le chauffeur essaie à coups d’un klaxon qui barrit comme un éléphant, de se frayer un chemin entre les camions de paille, les voitures, les couchis, les ânes.
Au début du voyage, chacune de nous est sur le qui-vive, tremblante de peur que le car ne se renverse ; j’entends Fatma qui siffle d’anxiété entre ses dents ; Aïcha ose même s’adresser au chauffeur qu’elle connaît en lui demandant s’il nous conduit « al spital » ou à un moussem. Mais, indifférent ou impassible devant ce qui pour lui est un pari renouvelé quotidiennement, il ne lui répond pas.
Peu à peu, dans le balancement du car, la confiance nous gagne, et nous nous disons en souriant : « inch Allah » Nous commentons les paysages nouveaux que nous traversons. C’est la région des Doukkalas, où il pleut plus que dans la Chaouïa, grâce à la proximité de la façade atlantique. Le maraîchage y remplace les grandes cultures. Les lopins de terre sont réduits et entourés de roseaux pour protéger du vent, les plantations.
Des greniers ronds en pierre ponctuent cet espace très morcelé et des serres en plastique commencent à être utilisées pour les primeurs.
Nous avons presque oublié notre inquiétude latente, quand le chauffeur freine devant un spectacle de désolation. À un croisement, deux voitures se sont violemment embouties, aucune n’ayant voulu céder la place à l’autre. La vision de l’imbrication des ferrailles annonce d’emblée un véritable carnage. Notre car est immobilisé avec d’autres, en attendant que les gendarmes retirent les carcasses. Les voyageurs descendent et découvrent des corps allongés, alignés sur le sol et recouverts de haïk ensanglantés.
Les autres occupants rescapés sont plongés dans la détresse. La rumeur laisse entendre que les deux véhicules étaient surchargés, huit passagers par voiture, et que le droit de priorité a été ignoré dans la perspective excitante d’aller au moussem.
Les deux chauffeurs sont décédés. Les seuls survivants ont été éjectés par les portières. Les femmes commencent les rites de lamentation pour honorer les morts. Au bout d’un long moment, les gendarmes arrivent afin d’établir le constat et de déblayer les voitures accidentées, car la file d’attente est à présent démesurément longue sur la route.
Cet événement est interprété d’emblée à travers le fatalisme des musulmans, dans ce pays où les accidents de la route sont quotidiens, spectaculaires, et en général mortels. Le médecin d’Oulad Abbou me faisait un jour remarquer, que son premier étonnement en France avait été dû à la quasi absence d’accidents de la circulation à ses yeux.
Notre car s’ébroue pour redémarrer, et en suit un autre qui crache des panaches de fumée noire. L’ambiance est réservée, comme absente ; je ne sais si mes compagnons de voyage pensent à ce qu’ils viennent de vivre, s’ils ont des états d’âme.
Devant la mort injuste, il n’y a pas d’échange improvisé, mais des phrases rituelles de compassion et d’acceptation. Je les entends mieux à présent. Ces deux sentiments entièrement socialisés devant l’inéluctable renouvèlent profondément ma vision de la vie intérieure.
Là où la révolte est une tentation pour l’Occidental, l’acceptation guide les pensées, les propos et le comportement de mes compagnons de voyage. L’intériorisation, à laquelle la philosophie occidentale est si attachée, peut probablement être nourrie par une autre source que celle de la réflexion personnelle, qui ronge et fait souffrir.
Là, au milieu de ces paroles apaisantes, je comprends mieux cette sagesse séculaire qui, en contraignant l’individu à s’abandonner à l’ordre des choses, en réalité le protège des pensées funestes et vaines.
Je suis plongée dans ces réflexions quand nous arrivons, plusieurs heures après notre départ, à l’emplacement du moussem. L’air frais venant de l’océan est bienfaisant. De nombreuses tentes individuelles blanches sont dressées par ceux qui restent là les trois jours. Elles émaillent les champs verts de la campagne.
Tout s’est organisé spontanément. Des allées permettent de circuler et d’accéder au mausolée où le marabout enterré guérit les maladies de peau et la stérilité des femmes. Des marchands proposent de quoi se restaurer : des brochettes de viande dans un morceau de kesra, des chfinjs, des crêpes, des gâteaux et des boissons.
Nous nous installons dans un coin, sur l’herbe un peu à l’écart. Ce n’est qu’à ce moment, que je perçois la beauté toute simple du lieu. J’essaie de partager cette vision avec mes compagnes.
Le mausolée aux lignes pures, est blanchi à la chaux et se découpe sur l’océan, alors que, tout autour, les oyats ploient légèrement sous la brise. Le bruit oublié des vagues se répète régulièrement. Peu à peu le bien-être physique remplace en nous les émotions de la matinée.
Une fois restaurées, nous regagnons la foule avec ses bruits, ses odeurs et nous nous rangeons dans la file pour accéder au sanctuaire. Ceux qui ont un chapelet d’ambre l’égrènent, tout le monde récite des prières avec ferveur.
Cette longue colonne murmurante et orante se prépare ainsi à pénétrer dans le mausolée. Les derniers mètres sont difficiles à escalader pour les personnes âgées qui sont hissées par des accompagnants. Le murmure de la file ressemble de plus en plus à un immense bruissement quand, enfin, les pèlerins accèdent à la petite enceinte du sanctuaire à l’intérieur de laquelle se trouve la pièce où le saint est enterré et honoré.
Cette salle est vide, seule brûle faiblement la flamme d’une bougie, et deux femmes y restent en prière. Chaque pèlerin touche la pierre tombale du saint et lui présente sa requête. Ainsi, pendant trois jours, le saint sera sollicité. Cet acte de foi, permettra aux croyants de rentrer chez eux un peu plus confiants et parfois guéris.
Je retrouve dans cette colonne, une attente identique à celle des pèlerinages de toutes les religions. C’est un même espoir de vie plus douce et meilleure, qui anime les hommes dans ces rassemblements dont le sens est aussi de rendre visible une communauté. Pour pouvoir me fondre dans la foule, je me suis enveloppée d’un haïk, mais progressivement je me sens musulmane, car la grâce du mystère de toutes ces demandes simples et, au fond universelles, me met en communion avec l’ensemble des pèlerins.
Une fois nos dévotions accomplies, nous nous dirigeons vers la foire et les jeux, qui sont dans un repli du terrain à l’écart du sanctuaire. C’est le royaume des camelots, des magiciens, des acrobates contorsionnistes.
Un bruit infernal, sortant d’une tour en bois ronde qui vacille par moments, domine les autres bruits. Nous payons les deux dirhams du ticket d’entrée. Quelle n’est pas alors notre surprise de découvrir dans un espace si réduit à l’intérieur de cet échafaudage, des pilotes de vieilles motos qui, par la force centrifuge et surtout leur mépris du danger, se hissent avec leurs engins pétaradants en sommet de la palissade en bois, haute de six mètres.
Dans l’assourdissement total, le spectacle est fascinant, autant à la montée du pilote et de son engin, qu’à la descente. Le cœur qui bat la chamade s’arrête presque, quand le pilote est parvenu au sommet de la paroi. Très vite, nous oublions les risques encourus par ces forçats du spectacle, et participons à l’excitation générale qui en redemande toujours davantage, croyant que les limites de l’impossible peuvent être reculées à l’infini.
La course du soleil nous rappelle à la réalité. Ayant quelques emplettes à faire, nous quittons cette ambiance assez masculine, après avoir embrassé, de notre promontoire, l’océan et les vagues qui rugissent avec la marée haute. Nous nous plongeons à nouveau parmi les badauds.
Les filles de Fatma furètent dans les étalages et dénichent les bracelets en argent vendus par sept ; elles les glissent sur leur peau brune en riant. Il fait si bon de flâner ainsi, au gré d’envies modestes, mais soudain, en cherchant de l’encens, mon regard est attiré par un rayon jaune et translucide que filtre un bloc de résine aux flancs lisses. Je crains qu’il coûte très cher, pensant que c’est peut-être de l’ambre, mais Aïcha marchande et l’obtient pour moins de vingt dirhams.
En réalité ce n’est que de la résine friable, que le temps n’a pas encore fossilisée, mais je n’ai pas pu résister au rayon de lumière jaune à travers le prisme du bloc. Il gardera peut-être quelque chose de la ferveur du moussem de Mouley Abdallah.
Nous rejoignons nos compagnons de route. Le chauffeur a approché le car, et une fois les gens et les paquets montés, il prend, tant bien que mal, au milieu du désordre joyeux, la route du retour. Le coucher du soleil inonde l’autobus de ses rayons colorés encore chauds, derrière la vitre, tandis que le soir tombe sur nos demandes secrètes formulées à Moulay Abdallah.
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